Bonjour / Bonsoir ! Nous voici sur la suite des aventures de nos amis les nettoyeurs. On reprend directement où nous les avons laissé, au pied de l’hôtel de vie (le grand bâtiment). Si cela ne vous dit rien, vous pouvez lire ou relire les nettoyeurs
Ce qu’elle fit. Alors qu’elle empruntait les escaliers menant à l’intérieur de l’immense bâtiment, elle garda un œil sur Julio, tout en échangeant avec Lise sur ce qui venait d’arriver.
– Je t’arrête tout de suite Lise : je le connais bien, et son intention première n’était pas de faire plaisir. Il a clairement une idée derrière la tête.
– Vous êtes trop stressés ! railla Lise. Ce n’était qu’une petite fanfare de rien du tout.
Les deux femmes venaient d’atteindre le hall du bâtiment, où un jeune roux habillé en groom leur indiqua un couloir à leur droite, menant à une zone destinée aux nettoyeurs. Ici, elles parvinrent à une pièce se séparant en deux couloirs, conduisant chacun à un vestiaire.
Le hall était habillé d’un luxe simple. L’ensemble de l’édifice avait été construit après la guerre, et tout était le fruit du travail des survivants. L’objectif n’était pas de recréer les erreurs du passé, en séparant celles et ceux fréquentant ces lieux drapés de luxe, de ceux ne le faisant pas. Luxe qu’ils n’auraient jamais l’occasion ne ce serait-ce que de voir. Un tapis rouge sombre recouvrait un parquet lui aussi sombre, et faisait office de chemin dirigeant vers les vestiaires. Quelques meubles massifs et simples, au bois vernis, venaient apporter du volume à la pièce. Disposées sur les meubles ou à même le sol, dans des espaces creusés pour les recevoir et remplis de terre, des plantes apportaient un brin de vie, cassant avec la droiture des meubles. Et au centre du mur du fond, un arbre imposant remontait jusqu’à la verrière déversant un flot de lumière puissant dans la pièce.
Dans le vestiaire des femmes, elles se délestèrent de leurs affaires pour enfiler leurs costumes de nettoyeuses. Ces derniers étaient des robes de cérémonie blanches en lin, aux manches longues. Le col et les manches étaient décorés de fins liserés dentelés jaune et vert. Une écharpe de couleur, attachée au flanc gauche, passait par-dessus l’épaule opposée. La couleur affichait le statut du nettoyeur qui l’arborait. Celle de Mérédith était orange, celle de Lise jaune, signifiant que la première était blessée et la seconde allait prochainement partir en mission. Le passage par les vestiaires permettait aussi aux organisateurs de contrôler tous les participants afin de s’assurer que personne n’avait introduit d’armes à l’intérieur.
– Tu as peut-être raison, concéda faussement Mérédith, préférant lâcher l’affaire que d’expliquer la raison de ses doutes concernant Julio à son amie. Tu te souviens quand on a dû enfiler ces fringues pour la première fois ?
– Oui ! s’enthousiasma Lise. On avait été voir un sage à l’entrée pour demander si on était obligées de porter ces serpillières !
– Je me souviens de combien on avait eu froid pendant nos tours de garde en hiver, pour surveiller ce bâtiment, frissonna Mérédith. En plus, c’est encore des serpillières, murmura-t-elle pleine de malice.
D’autres nettoyeuses les observaient du coin de l’œil, certaines ne partageant pas leur opinion, d’autres riant un peu, les trouvant amusantes. Elles continuèrent à plaisanter et à discuter de tout et de rien en se changeant, avant de poursuivre leur procession vers le cercle.
Le cercle était une très grande salle circulaire conçue dans le but de réunir un grand nombre de personnes pour qu’elles puissent assister à une présentation, une discussion.
Cette dernière n’était pas réservée aux nettoyeurs, et n’importe qui pouvait y accéder. Au centre, se trouvait une estrade circulaire sur laquelle se dressait un pupitre et quelques fauteuils pour accueillir les participants qui devaient prochainement prendre la parole. Autour, trois niveaux de fauteuils habillaient la salle aux trois quarts et permettaient à un peu plus de dix mille personnes de s’asseoir. À la façon d’un cinéma, l’inclinaison de la rampe accueillant les fauteuils avait été pensée pour que tout le monde puisse voir l’estrade. Les fauteuils étaient faits d’un tissu vert menthe clair et habillés de motifs bruns, s’associant très bien avec le bois de frêne de leur armature. Enfin, la salle en elle-même gravitait autour de ce mariage de couleurs et faisait ressortir les arbres et le lierre grimpant jusqu’à la grande verrière inondant le cercle de lumière.
– On s’installe ensemble ? s’enquit Lise. On pourra discuter des nouvelles et des sujets que les sages vont nous annoncer.
– Non, désolée, répondit Mérédith sincèrement. Je dois monter au balcon pour rejoindre les nettoyeurs qui ont été blessés lors de leur dernière mission. Tu connais le genre…
– Oh, OK. Lise semblait totalement abattue par le refus de sa camarade et avait le plus grand mal du monde à le cacher. Eh bien, c’est pas grave… On aura qu’à se voir lors des pauses… Pas vrai ?
– Oui, avec plaisir, sourit Mérédith. Ne t’en fais pas, ce n’est que… quoi ? Cinq petites heures de discussions préliminaires pour introduire la séance et les différents intervenants, suivies d’une pause, puis de plusieurs jours d’échanges entrecoupés de pauses !
Elles rirent de nouveau de bon cœur, toujours sous les regards de leurs pairs. Dans l’ensemble, l’ambiance était assez décontractée. Même si les nettoyeurs se réunissaient pour discuter de la situation mondiale, des actions menées à travers le monde, ils étaient surtout un ensemble de personnes ayant su se réunir autour d’un objectif commun, développant des amitiés. Dans la salle, de petits groupes s’étaient formés, chacun et chacune échangeant à propos de leurs dernières missions, de leur quotidien, de telle personne qu’ils connaissaient… Mérédith fit un signe de la main à Lise, qui le lui rendit avant d’aller s’asseoir avec un groupe qu’elle pensait être spécialisé dans les pollutions aériennes. À son tour, elle grimpa quelques marches pour arriver au premier balcon. Ici, elle longea la coursive circulaire pour arriver à un endroit où les sièges étaient les plus confortables et s’installa. De là, elle put voir que sa camarade avait vite séché ses larmes et discutait activement avec le groupe qu’elle avait rejoint.
Mérédith sourit de voir que Lise était restée la même, balayant les problèmes rapidement et étant toujours aussi sociale.
– Alors c’est ici qu’ils stockent les éclopés ? s’enquit un homme qui venait d’arriver à côté de Mérédith. Je peux m’asseoir à côté de vous ?
– Bien sûr, allez-y. Que vous est-il arrivé ? demanda Mérédith en observant le nouveau venu.
Face à elle se tenait un homme grand et costaud, chauve. Le côté gauche de son visage était bandé et il portait un bras en écharpe, où la jeune femme pouvait aisément voir qu’il avait perdu sa main.
– Rencontre avec une mante des forêts en Bavière. Mon camarade n’a pas eu autant de chance que moi et est décédé. Les médecins n’étaient pas très confiants quant à mon état, ne connaissant pas trop les blessures de ces bestioles.
– Il est vrai qu’elles sont connues pour être de vraies machines à tuer. Vous avez soit une chance folle, soit vous êtes un extrêmement bon combattant, s’exclama Mérédith. Leurs griffes ne sont-elles pas recouvertes de venin ?
– Normalement, c’est le cas, mais la chance semblait être avec moi ! Mais je vois ce que vous voulez dire, et c’est pour cela que les médecins étaient assez pessimistes. Dans tous les cas, nous verrons ce qu’il adviendra de moi, conclut-il avec un sourire.
Tous deux continuèrent à échanger sur leurs dernières missions et leurs blessures. Il apparaît qu’ils avaient beaucoup à raconter et à apprendre de l’autre puisqu’ils ne virent pas la pièce se remplir autour d’eux, ni les sages se placer sur l’estrade centrale, dans l’optique de débuter la séance. Tous trois se regardèrent un court instant pendant lequel le silence se fit de lui-même, puis hochèrent de la tête.
– Chers nettoyeurs, chères nettoyeuses ! clama Zaïd en écartant les bras. Merci à vous tous d’être réunis ici même, dans le cercle. Si vous voulez bien vous lever, avant d’entamer cette cérémonie, j’aimerai observer une minute de silence pour tous nos camarades nous ayant quittés.
Tous se turent alors, baissant la tête comme un seul homme. Ce moment de recueillement était le témoin d’un grand respect venant mordre sur les frontières du religieux. Au sein de l’ordre des nettoyeurs, il était interdit de penser à ceux ayant perdu la vie avant ou au cours de la guerre. Pourtant, Mérédith le savait, beaucoup comme elle laissaient leurs pensées aller plus loin que pour les disparus survenus après la guerre. Elle se rappelait que cette règle l’avait perturbée, même choquée, avant de la comprendre lorsque le sage en charge de sa formation lui avait expliqué le raisonnement derrière. Il n’était pas rare que certaines personnes, nettoyeurs en devenir, quittent leur formation et l’ordre, en opposition totale avec cette règle. Cela l’avait obnubilée toute sa première mission, et progressivement, elle avait partagé cette vision des choses. Et alors qu’elle relevait la tête à la fin de la minute de silence, elle savait que tous dans le cercle partageaient cette vision.
Ils étaient un peu plus de six mille, à revenir dans le monde des vivants, sans vraiment laisser les morts très loin. Le cercle n’était pas complet, légèrement moins d’un tiers des sièges étaient vacants, et seul un tiers des nettoyeurs étaient ici. Dans les faits, la population partageait les idées des nettoyeurs, une catastrophe mondiale provoquée par la pollution ayant tué quatre-vingt-dix pour cent de la population mondiale, l’ayant sensibilisée. Ils n’entraient cependant pas dans le comptage des membres de l’ordre. Une part importante des nettoyeurs, dont Mérédith, partageaient le même âge, autour de trente et quarante ans, mais de nombreux membres, plus jeunes, rejoignaient ses rangs et réclamaient un renouveau dans la vision du mouvement. Ils souhaitaient davantage d’actions et de sanctions.
Il y avait en effet une opposition entre les nettoyeurs suivant le précepte actuel, basé sur le conseil et l’accompagnement, et ceux un peu plus radicaux souhaitant passer du conseil à l’ordre. La première vision était toujours majoritaire, mais il était de moins en moins rare que des nettoyeurs adhèrent à la seconde, ou simplement, y pensent. Beaucoup avançaient justement que ce sujet serait discuté ou abordé, d’une façon ou d’une autre, au cours de ce rassemblement.
Mérédith laissa son regard vagabonder à la recherche de Julio et se perdit à contempler les multiples rangées de sièges. Ne le trouvant pas dans le balcon lui faisant face, elle fit de même avec celui situé juste au-dessus, le plus haut dans la pièce, avant de redescendre sur le premier, le plus bas. Où te caches-tu ?! maugréa-t-elle, avant de prendre un peu de recul et de se dire qu’il pouvait simplement être du même côté qu’elle.
Du mouvement sur l’estrade l’arracha à ses pensées, et elle reporta son attention sur celle-ci alors que son esprit était encore un peu embrumé.
– … Nous donnerons ensuite la parole à Ama Insetos, venant tout droit des terres grouillantes où la situation ne semble pas s’être améliorée. Nous aborderons après cela la question de l’eau avec plusieurs intervenants. Nous commencerons par exposer la situation sur chacun des continents et au niveau des mers et océans, avant de faire un zoom sur cinq affaires d’intérêt. Nous écouterons Sanemi Ishia à propos des installations industrielles dans la baie de Tokyo, Una Brown nous parler de la guerre de clans gallois centralisée autour de la question de l’eau, Indrid Assoudi et Roxanne Box sur la gestion du sixième continent, Jivan Kiabout sur la question des cours d’eau en Bharat[ Nom de l’Inde, s’étant établi en empire.] et enfin Angela Cettes qui nous parlera de la gestion des espèces invasives dans les cours d’eau d’Amérique. Une fois cela fait…
Mérédith soupira puissamment après avoir bu un verre d’eau. Elle le remplit de nouveau tout en essayant de ne pas penser à son mal de crâne, espérant qu’en le reléguant au second plan, il disparaisse de lui-même.
– Comment ça va toi ? s’enquit Lise, qui venait d’arriver comme une balle. Pas trop fatiguée ? Tout ça m’a hyper intéressée, repartit-elle sans laisser le temps à Mérédith de répondre et parlant vite. Je pense aller aux présentations concernant les pollutions aériennes, elles sont toutes intéressantes, pareil pour l’eau. Ça me saoule que l’on soit obligé d’aller voir la conférence sur la politique… On n’en a pas besoin ! T’en penses quoi ?
– Que les prochains jours vont être longs… grogna l’intéressée, laissant un moment passer entre la question de son amie et sa réponse. Il y a beaucoup de sujets très intéressants, mais devoir être attentive aussi longtemps est fatigant. Il faut croire que je n’étais pas tout à fait remise…
– Tu vieillis ma pauvre, se moqua Lise. Heureusement pour toi, la journée est bientôt finie, on pourra aller se détendre autour d’un verre. Tu nous accompagnes ? On ira au propre [ Bar tenu par un ancien nettoyeur blessé.], il y aura un peu de monde.
– Pas longtemps alors, j’ai encore besoin de repos, répondit Mérédith se rappelant que deux mois de repos lui avaient été prescrits. Tu as vu Julio pendant la présentation ?
– Je n’ai pas fait attention, non. Pourquoi cette question ? T’es encore sur l’histoire de ce matin ? Laisse tomber, il ne se passera rien ! Sinon, tu penses quoi de l’histoire des clans gallois ? Ça a l’air hyper passionnant, comme Game of thrones ! J’irai voir les nettoyeurs qui interviennent sur le sujet pour échanger avec eux …
Mérédith n’écoutait qu’à moitié son amie, toujours accaparée par Julio. Elle savait ce dont il était capable. D’autant plus que la brouille qui l’opposait à Zaïd datait d’avant la guerre, et qu’ils s’étaient déjà disputés, à chaque fois à l’initiative de Julio. Elle fut cependant un peu rassurée en les apercevant, chacun de leur côté, visiblement en bonne santé.
Le reste de la journée passa lentement, sans qu’aucun évènement particulier ne vienne émailler le sérieux de l’introduction de ce grand évènement. Mérédith constata avec douleur que sa céphalée ne s’était pas mystérieusement envolée en l’ignorant et passa voir son médecin. Ce dernier lui recommanda chaudement de se reposer, et lui donna un antalgique faible, dont l’objectif n’était que de la soulager temporairement pour lui laisser le temps de finir ce qu’elle faisait. Elle rejoignit cependant Lise au propre pour passer la soirée, en compagnie de nombreux autres nettoyeurs ayant pensé à la même chose. Elle passa un bon moment, évacuant un stress accumulé depuis son arrivée à Péridos, et se surprit même à draguer un jeune nettoyeur, qu’elle raccompagna chez elle. Ce genre de relations, amoureuses ou non, n’étaient pas interdites au sein du groupe, bien qu’elles ne soient pas bien vues. Les principes initiaux des nettoyeurs considéraient que les attaches étaient néfastes et qu’elles empêchaient les nettoyeurs d’être complètement efficaces. Mérédith se fichait bien des considérations de ses aînés, ayant simplement besoin de ne pas être seule.
Les jours suivants, elle assista à plusieurs présentations, dont la principale était obligatoire : le premier jour. Au cours de ce dernier, les intervenants se succédaient sur l’estrade, afin de présenter la situation générale du monde. Cela faisait sept ans que la guerre avait pris fin après avoir ravagé le monde, et des routes de communications s’étaient rapidement établies. Un groupe de messagers, appelé les ailes, avait sillonné le monde dès la fin de la guerre, le cartographiant. La carte des ailes était précieuse et était une mine d’informations en affinage permanent. Faith, une jeune nettoyeuse membre des ailes, dressait une carte peu ragoûtante de la situation politique. Chacun des anciens continents était rongé par des conflits. Les régions du monde à l’image du Pays de Galles étaient plus nombreuses que pouvait l’imaginer Mérédith, et certains affrontements étaient déjà embourbés dans le sang. C’était notamment le cas dans plusieurs régions d’Amérique latine, où les opiacés avaient toujours une force déraisonnée, ou en Bharat, où le pouvoir s’était rétabli et profitait de la guerre et ses retombées pour étendre son territoire. De nombreux conflits s’y déroulaient, aussi bien aux frontières qu’à l’intérieur du pays, où les querelles culturelles et religieuses étaient légion. La situation y est très difficile, nécessitant l’intervention de nombreux nettoyeurs. Faith se voulait cependant rassurante sur certains points, notamment la résolution de plusieurs conflits grâce aux nettoyeurs, ou l’avancé vers leur résolution, dans une centaine de cas.
Un nettoyeur à la peau dévorée par les années passant, dressa un bilan mitigé, plus négatif que positif, concernant la pollution de l’eau, ne se corrigeant que très peu. Il apportait cependant un grand bémol à son énoncé, la guerre n’ayant eu lieu qu’assez récemment, et qu’il était encore normal de trouver de nouvelles sources de pollution. Les bilans concernant la pollution aérienne, terrestre et nucléaire étaient tous similaires, chacun sachant pertinemment que les retombées nucléaires auraient besoin de siècles pour totalement disparaître.
À la suite de quoi, tous purent prendre une pause, la tête remplie de mauvaises nouvelles. Cela ne sembla pas assombrir l’éternelle bonne humeur de Lise, qui arracha un sourire satisfait à Mérédith lorsqu’elle lui dit l’avoir vue s’éclipser la veille avec un jeune homme. Les deux amies se parlèrent alors de leur soirée de la veille, Lise insistant pour connaître les détails les plus croustillants de celle de Mérédith. Cela ne la gênait pas forcément d’en parler à Lise, elle ne tenait pas à ce que les nettoyeurs autour d’elles ne connaissent tous les détails. Aussi, essaya-t-elle de changer de sujet, mais Lise était tenace. Elles savaient qu’elles auraient beaucoup de travail, mais elles ne devaient pas baisser les bras, et cela leur permettait de décompresser un peu.
Dans le cadre de sa rééducation, Mérédith était également suivie par un psychologue. Il souhaitait s’assurer que l’attaque qu’elle avait subie par les irradiés boueux ne l’avait pas affectée outre mesure, que tout allait bien. Elle se retira à la fin de la pause pour aller à sa rencontre, alors que le reste des nettoyeurs retournait dans le cercle (Lise lui lâcha un “t’as de la chance, j’en peux plus.”). Son crâne était alors le théâtre d’un léger bourdonnement, résultat d’une journée remplie de mauvaises nouvelles. Voir un psychologue ne la rebutait pas, au contraire, appréciant l’exercice de s’ouvrir à un inconnu.
Pendant cette séance, deux heures durant, ils échangèrent sur ce que Mérédith avait vécu et ressenti depuis sa rencontre avec les irradiés boueux. Elle parla sans retenue, avouant ouvertement que le comportement de Julio accaparait ses pensées, qu’elle se sentait fatiguée, qu’elle avait beaucoup de mal à suivre les présentations et les débats en cours. Le psychologue, un petit homme rond arborant une grande et fournie moustache blanche, ne paraissait pas inquiet. Il souhaitait encore la voir, lui conseillant simplement du repos, et de ne pas hésiter à aller se promener, notamment aux abords de Péridos. Mérédith comprit qu’elle devait s’aérer l’esprit, penser à autre chose. C’était quelque chose qui lui demandait un effort, se faisant aisément des films et appréciant avoir une pensée lui occupant l’esprit. Essayant de suivre les conseils du psychologue, elle s’arrêta pour regarder des tableaux ornant le mur d’un couloir, sans apprécier ce qu’ils représentaient. Rapidement, elle se dit que cela l’ennuierait d’être une artiste, ne sachant quoi penser. Une porte s’ouvrant bruyamment dans son dos la tira de sa contemplation absente, et elle vit Julio s’éloigner d’un pas décidé.
Écoutant sa petite voix interne, elle le suivit. Elle était certaine qu’il ne l’avait pas vue, aussi, si elle faisait attention à être discrète, le filer ne devrait pas montrer de difficultés. Au croisement d’un couloir s’ouvrant sur un large espace pensé pour accueillir un grand nombre de personnes, elle le vit s’assurer de ne pas être suivi. Heureusement, elle était restée cachée et il poursuivit sa route. Mais où va-t-il ? Se demanda-t-elle, commençant à s’inquiéter. Ils arrivèrent dans une zone rassemblant de nombreux bureaux, réservés aux sages ou destinés aux personnes de passage souhaitant disposer d’un lieu où travailler. Il s’agissait d’un long couloir, décoré de portes en bois massif, arborant une petite pancarte indiquant le nom de la personne l’occupant, pour les bureaux fixes. Julio ralentit et adopta une allure plus naturelle et discrète, avant d’entrer dans un bureau. Mérédith attendit quelques minutes avant de s’approcher pour vérifier le nom figurant sur la porte…
Alors que Julio entrait dans la pièce, Zaïd était assis à son bureau à lire et à compléter des carnets posés en pile à sa gauche. À l’image de son occupant, la pièce était parfaitement ordonnée et entretenue, témoignant d’une discipline qu’il s’imposait. Si bien que même le travail à faire était rangé, ne laissant pas la place au désordre de s’installer.
– Tiens, Julio, te voici enfin, dit Zaïd posément en se retournant. Je me demandais justement quand tu allais venir à ma rencontre. Je t’écoute.
– Même pas un petit commentaire ? rétorqua Julio, un sourire mauvais sur le visage. Je ne suis pas à assister à la grand-messe des nettoyeurs, et je ne reçois pas de réprimande ?
Nullement menacé par le ton ou l’attitude de Julio, Zaïd continua ce qu’il était en train de faire, signant un carnet de comptes et le rangeant à sa droite, avant d’en ouvrir un autre à la page marquée par un fin ruban.
– Si tu ressens le besoin de venir me parler, même durant cette cérémonie importante, tu es libre de le faire. De quoi souhaites-tu converser ?
Julio sembla décontenancé par l’accueil que lui réserva Zaïd, mais se ressaisi avant de répondre.
– D’où te vient cette gentillesse ? Toi qui étais jadis un ogre à la poursuite du profit, te voilà gentil berger à la tête d’un troupeau de moutons.
– Tu l’as dit toi-même, “jadis”. J’ai changé, et heureusement ! Aujourd’hui, je forme des chiens de berger, pour reprendre ton analogie, ironisa Zaïd, un petit sourire sur les lèvres. Je pensais que depuis le temps, tu aurais mis un peu d’eau dans ton vin, mais non, tu persistes et signes dans la rancune. C’est assez décevant, continua Zaïd, gravement.
– Ce qui est décevant, c’est l’état de notre ordre, railla Julio. Nous ne sommes que des loques amorphes se contentant de prêcher une bonne parole à des groupes de sourds !
– C’est bien là l’objectif des nettoyeurs. Discuter pour essayer d’amener les gens à la réflexion. Il me semblait que tu avais saisi ce point, concernant les nettoyeurs lorsque tu les as rejoints. Nous ne voulons pas répéter les erreurs de nos pères, nous ne devons pas imposer notre vision au monde.
– C’est justement là une erreur, nous devons nous montrer plus sévères, nous devons quitter l’inaction.
Zaïd observa quelques secondes Julio en silence, réfléchissant calmement. Conscient qu’il devait être pleinement attentif à son interlocuteur, il referma son carnet et alla s’asseoir à une table circulaire attendant dans un coin, en invitant Julio à le rejoindre.
– Il s’agit donc de notre inaction qui te pousse à te réfugier dans la colère et le ressentiment ? Je trouve que c’est vraiment dommage, poursuivit Zaïd, sans laisser le temps à Julio de répondre. Tu es quelqu’un de très intelligent, et de perspicace. Cependant, ton jugement est facilement altéré par la colère, tu ne prends pas assez de recul. Pour moi, tu gâches ton potentiel, et je suis déçu de te voir t’emporter ainsi.
– Tu ne vois donc ma visite que comme un accès de colère ? se moqua Julio en croisant les bras, refusant de rejoindre Zaïd. Moi aussi, j’ai changé, je réfléchis à mes actions maintenant.
– Épargne-moi ton sarcasme, je ne suis pas un vieux croulant. Tu t’es décidé à passer à l’action et tu as été assez prétentieux pour fanfaronner l’autre jour. Ce comportement que tu affiches n’est pas digne d’un nettoyeur.
Julio ricana, se moquant de la remarque de Zaïd.
– Eh bien, me voilà rhabillé pour l’hiver ! C’est tout ce qu’on reçoit pour ce genre de comportement ? Une petite réprimande ?
– Que veux-tu que je te fasse ? s’enquit Zaïd. Que je t’envoie sur une mission complexe ? Que je t’assigne à des tours de garde ? Que je te bannisse ? Non, dit-il en balayant l’idée de la main, nous devons échanger, puisque je ne gagnerais rien à te punir. Ni moi ni l’ordre.
– En réalité, c’est une bonne question. Comment gérer le cas d’une personne récalcitrante, dont on sait pertinemment que la sanctionner est inutile ? En tant que sage, tu as bien une réponse ?
Julio était satisfait, il mettait Zaïd dans une position désagréable, et il faisait tout pour l’enfoncer.
– Ce serait un plaisir d’en discuter, tu sais. Ce genre de réflexion peut être intéressante, je suis certain qu’autour d’un verre, ce serait le déclencheur d’un bon après-midi, ou d’une bonne soirée. Tu comprends qu’aujourd’hui, ce serait un peu compliqué, mais après la grand-messe, avec plaisir.
– Tu es vraiment un politicien… râla Julio, en se détournant de Zaïd.
Il commença à marcher le long de la salle, en parlant sans regarder le sage.
– Je trouve un sujet pour te coincer, et tu rebondis avec plaisir dessus… C’est un de tes défauts qui me hérissent. Les nettoyeurs seraient tellement mieux sans toi pour les diriger dans le mur.
– Ah oui ? Comment cela ? Je suis conscient de ne pas être parfait, mais cela m’intéresse de savoir comment m’améliorer.
Julio tiqua, et son mécontentement passa rapidement sur son visage. Zaïd l’énervait et il lui était de plus en plus difficile de se maîtriser.
– Je m’imposerai comme ton successeur, dit-il en ignorant la question de Zaïd, après lui avoir fait face, et je donnerai à cet ordre le pouvoir qu’il mérite. Celui de changer les choses et d’empêcher l’homme de retomber dans ses torts.
– Tu es prétentieux, il est impossible d’atteindre cet objectif en imposant tes convictions aux autres. En revanche, par le dialogue et par l’exemple, il est possible d’amener à la réflexion.
– Je suis d’accord avec la notion d’exemple, sourit Julio. Tu seras un exemple de l’ancien temps qui refuse d’évoluer, et les autres sages comprendront ce qu’il en coûte de me résister.
– Venant de quelqu’un n’ayant pas changé de méthode au cours des dix dernières années, c’est risible, ironisa Zaïd. Tu as pensé à parler avec ceux que tu agresses ?
– Soit, trancha Julio, touché par la pique. Nous avons assez discuté de ce sujet. Je te donne l’occasion de sauver ta peau, alors abandonne ton statut.
– Sinon ?
Julio ne put donner sa réponse, quelqu’un frappant à la porte, plongeant le bureau dans un silence tendu. Avant que Julio n’agisse, Zaïd invita la personne à entrer.
– Zaïd ? demanda Mérédith, excuse-moi de te déranger, mais tu es attendu sur l’estrade. Oh, salut Julio…
– Merci de m’avoir prévenu Mérédith. Nous avions terminé. Merci Julio de m’avoir informé de ton inquiétude, mais la situation est sous contrôle. Regagnez le cercle et prévenez l’assemblée que j’arrive dans moins de dix minutes.
Les deux intéressés sortirent dans le couloir et attendirent une seconde dans un silence gêné, avant que Mérédith ne le rompe.
– De quoi parliez-vous ? Tu avais l’air déçu d’être interrompu quand je suis arrivée.
– Oh, de trois fois rien, sourit sincèrement Julio. De mon départ.
Il laissa Mérédith seule, satisfait d’avoir lâché une telle bombe. Mérédith, elle, fut touchée par l’annonce et mit quelques secondes à l’accepter. Elle regagna le cercle, désorientée. Elle avait menti pour permettre à Zaïd de sortir de la pièce, avant que la situation ne s’envenime. Elle ne savait simplement pas à quel point elle avait vu juste. Lorsqu’elle se rassit dans le cercle, elle remarqua à peine qu’une présentation fût en cours, et que Julio n’était pas présent. Heureusement pour elle, la journée toucha rapidement à sa fin, et elle put aller se reposer, refusant la proposition de Lise de l’accompagner boire un verre. En fermant les yeux avant de s’endormir, elle se dit qu’elle aurait quelque chose à voir avec son psychologue.
Il était très tôt, face à la porte ouest de Péridos, lorsqu’un homme aux cheveux en brosse, poivre et sel, s’approcha d’un jeune homme préparant sa monture. Les évènements ayant rassemblés les nettoyeurs avaient touchés à leur fin, et progressivement, la ville retrouvait un certain calme. Le soleil commençait à peine à poindre ses premiers rayons, colorant les quelques nuages qui moutonnaient dans le ciel d’une jolie teinte rosée. Au sol, une épaisse brume laiteuse emplissait l’air et noyait la forêt faisant face à la porte. Péridos se trouvait protégée des attaques du brouillard par ses remparts élevés.
– Est-ce vraiment le choix que tu souhaites faire ? Es-tu certain d’avoir tout récupéré ? s’enquit Zaïd, emmitouflé.
– Ouais, lâcha Julio, la tête basse. C’est pas comme si j’avais le droit de revenir chercher quoi que ce soit…
– Tu te trompes, seuls nous deux sommes au courant de ce qui eut lieu dans mon bureau. Tu aurais pu rester, même si je pense qu’un nouveau départ ne peut pas te faire de mal, poursuivit-il en réponse au silence de Julio.
Ne souhaitant pas répondre, Julio continua à s’occuper de sa monture et de ses affaires, s’assurant que tout était là. Il était clair qu’il cherchait un prétexte pour ne pas répondre à Zaïd.
– De ce que je vois, tu as une dent contre moi, ajouta Zaïd. Je le comprends, bien que je pensais que le temps aurait tempéré ta rancœur. En fait, poursuivit-il, ayant des difficultés à exprimer correctement ses pensées, je ne sais même pas ce qui est à l’origine de ce ressentiment. Est-ce ma vie passée ? Est-ce comme tu me l’as dit, ce que j’ai fait des nettoyeurs ? Est-ce un mélange des deux ? Est-ce autre chose ? Je ne sais pas, et j’aimerai comprendre.
Julio semblait avoir fini ses préparatifs, si bien qu’il observait attentivement Zaïd. Malgré le fait qu’il était habillé chaudement, afin de résister au froid de ce matin de fin novembre, il frissonna.
– Ceci étant dit, sache que je désapprouve tes méthodes. Il est normal de ressentir du désaccord, c’est le cas de tout le monde. Néanmoins, je pense que tu as choisi un chemin cahoteux, et peu recommandable. D’autant plus aujourd’hui, alors que le monde sort d’une période de troubles, née de la guerre, du rejet et de l’incompréhension.
Voyant que Julio se terrait dans son mutisme, attendant de pouvoir partir, il se contenta d’ajouter :
– J’espère que tout ira bien pour toi et que tu trouveras ta voie. Justement, sais-tu déjà ce que tu feras ensuite ?
Julio ne répondit pas, se contentant de soupirer, le visage fermé.
– Soit, tu n’es pas obligé de me le dire, je le conçois. Si tu souhaites échanger de quoi que ce soit, tu es libre de m’écrire, je te répondrai.
Toujours sans un mot, Julio monta en selle et s’éloigna sur le chemin en terre, s’enfonçant dans la forêt bordant le flanc ouest de Péridos. Zaïd le savait, ce silence en disait bien plus que tous les longs discours qu’il aurai pu faire. Aussi, il était évident que Julio devenait une sacrée épine qui s’enfonçait dans leur pied.
Bien plus tard, le même jour, alors que la nuit était tombée, Lise entra dans un bar, la mine inquiète. Elle venait d’en visiter plusieurs à la recherche de Mérédith, sans succès. Elle s’était élancée dans cette quête après qu’une amie lui ait dit l’avoir vue boire de l’alcool dans l’un d’eux, avec pour seule description “Mais si, tu sais. C’est celui avec le bar en bois, et où on a dragué le barman, et que ça a pas marché. Y’a pas mal de métal et un peu de bois aussi sur les meubles”, ce qui décrivait vaguement les trois quarts des débits de boissons. Elle touchait pourtant au but, et elle poussa un soupir de soulagement en voyant le dos voûté de son amie, accoudée au bar, la tête dans les mains.
– Tu nous bois quoi ? demanda-t-elle en saisissant le verre à peine entamé devant son amie et en le sentant. Ouah, je ne savais pas que tu carburais à l’éther…
Mérédith ne répondit pas, se contentant de grogner quelque chose, avant de lever la tête. Lise put voir qu’elle avait pleuré, mais avait séché ses larmes depuis un long moment. Elle but un peu du whisky.
– Tu as beaucoup bu ? J’imagine, toi qui ne bois plus d’alcool, poursuivit-elle en voyant Mérédith secouer la tête en grognant. Pourquoi du whisky ?
– J’sais pas, dit finalement Mérédith en se relevant avec difficulté. Pour faire comme dans les films, peut-être.
– Tu es pourtant bien placée pour savoir que te mettre minable n’arrange rien, au contraire, dit Lise en s’asseyant à côté d’elle, la réconfortant d’une main dans le dos. C’est étrange qu’il soit parti, mais si ce que tu m’as dit est vrai, c’est mieux ainsi, non ?
– Ça je le sais ! s’emporta soudain Mérédith. Seulement, pourquoi cet idiot s’est-il dit que menacer Zaïd serait une bonne idée ? Dire que sans moi, il serait peut-être passé à l’acte…
Dans le bar, plusieurs clients regardèrent les deux amies lorsque Mérédith cria, avant de reprendre ce qu’ils faisaient.
– N’en soit pas si sûre ma vieille. Zaïd se défend très bien… il me met des roustes en combat au dojo. Tu sais ce que tu feras après ? s’enquit-elle en voyant Mérédith retomber dans le mutisme.
– Pour l’instant, je reste ici pour me reposer, puis je dois aller dans une ville de l’ancienne Vendée, en France. La Tranche-sur-Mer, je crois.
Elle attrapa son verre pour le sentir avant de faire une grimace de dégoût et le reposer.
– Apparemment, il y a des soucis sur la gestion de l’eau, et des conflits autour de ça. Je dois aider une nouvelle nettoyeuse à démêler ça. Et toi ?
– Le Pays-de-Galles ! Je vais apporter mon soutien sur place. Une aile est arrivée avec un message assez positif cette semaine, on a une fenêtre pour agir.
Elles discutèrent toutes les deux, de tout et de rien. Lise essayait au maximum d’aider son amie à penser à autre chose, à l’avenir. Elle se sentait mal de ne pas l’avoir crue lorsqu’elle relevait le comportement étrange de Julio, sachant qu’en effet, cela aurait pu mal finir. Même si Zaïd se débrouille au combat à mains nues, chaque situation est différente et il est difficile de savoir comment les choses se seraient déroulées dans un vrai combat.
Lorsque vint l’heure de la fermeture, elles sortirent dans le calme de la nuit, mordues par le froid.
– Et Basile, tu sais ce qu’il va devenir ? demanda Lise en faisant la grimace, n’aimant pas la fraîcheur.
– Basile ? Qui est-ce ? demanda Mérédith, avant de jurer. Merde, oui, Basile… Je ne sais pas. Tout ce que je sais c’est qu’il va être adopté, ici, à Péridos. Mais après, ça ne tient qu’à lui.
– Nous avons tous une part à jouer dans l’éducation des générations de demain, répondit Lise, nostalgique. Si vous ne m’aviez pas sauvée, avec Hector, nous n’aurions pas cet échange. Je pensais être à ma place dans ce camp d’illuminés, mais je me trompais.
– Je te comprends, nous vivons tous ce genre de choses. Nous pensons faire les bonnes choses, mais nous nous trompons. En venant dans ce camp, nous savions que nous faisions quelque chose de bien, se remémora-t-elle en souriant.
Elles se laissèrent porter par l’ambiance d’une nuit hivernale, profitant du repos qui leur était offert. Accompagnées par le silence, elles arrivèrent face à leur immeuble et se séparèrent pour la nuit.
Le lendemain, Lise fut accaparée par la préparation de son voyage pour le Pays de Galles et ne recroisa Mérédith que la veille de son départ. Mérédith resta un mois de plus à Péridos, pour se remettre pleinement de sa mésaventure, échanger avec plusieurs nettoyeurs et discuter de son intervention. Elle quitta la ville après avoir rendu visite à Basile, qui, bien qu’encore un peu perdu, s’acclimatait bien à sa nouvelle vie. La vie continuait son cours, et les humains, responsables de la quasi-extinction de la vie, essayaient de se racheter, chaque jour un peu plus.
Mais avant de partir, Mérédith avait un petit quelque chose à faire. Peu après le départ de Lise, elle reçut la visite d’une aile, lui confiant être attendue à l’hôtel de vie (le grand bâtiment central de Peridos), dans le bureau A113. Ce dernier était en réalité une salle de réunion, spacieuse et lumineuse. À l’image du reste du bâtiment, le bois était omniprésent, recouvrant les murs, constituant les meubles. En cette fin de journée, il prenait une douce couleur flamboyante automnale que Mérédith adorait.
Sans surprise, elle y trouva Zaïd, seul. Habillé d’un simple costume gris anthracite, il attendait, assis dans un fauteuil en bois clair, vernis, à l’assise et au dossier en tissus rouge.
– Bonjour Mérédith. Merci d’avoir su te libérer afin de venir. Désolé pour l’aspect mystérieux de mon message. Je souhaitais que notre entrevue ne soit connue. Comment te sens-tu ? Ta rééducation se déroule-t-elle bien ?
– Bonjour Zaïd, oui, tout va bien, merci, répondit-elle en s’asseyant en face du sage.
Bien qu’elle se soit préparée à cette éventualité, parler à Zaïd la rendait nerveuse, comme si elle n’était pas à sa place.
– Je ne pensais pas que cela me prendrait autant de temps, mais je me remets progressivement. Désolée de te poser ainsi la question, mais pour quelle raison m’as-tu fait venir ?
Il se gratta machinalement le menton, recouvert d’une barbe poivre et sel, parfaitement entretenue, avant de planter ses yeux d’un bleu polaire dans ceux de son vis-à-vis.
– Tu fais bien. Je suis actuellement à la recherche d’informations concernant Julio. Je n’ai rien contre toi, dit-il calmement, une main tendue en signe d’apaisement en voyant Mérédith se crisper. Je souhaite simplement en savoir davantage à son sujet. Mais avant cela, je me dois de te parler de la relation qui nous lie, lui et moi, ainsi que de certains doutes que j’ai à son égard. Cela risque de prendre un peu de temps, aussi je t’invite à te servir, dit-il en désignant une table proche d’eux, sur laquelle était disposé de quoi boire et grignoter.
Une fois tous deux ravitaillés, ils se réinstallèrent en face à face, et Zaïd débuta son histoire.
– Bien. Notre première rencontre remonte à sept années avant le début de la guerre, en 2018, lors d’un sommet sur le climat à Doha, au Qatar. J’ai honte à le dire, mais je disposais d’une société spécialisée dans le transport et de production de produits pétroliers. Nous étions invités afin de parler de notre politique de réduction de notre impact environnemental, que nous prêchions à grand renfort d’opérations marketing. J’étais sur scène, à présenter je ne sais plus quel mensonge, lorsque Julio a fait irruption dans la salle, accompagné de membres de son association de défense de la nature. Ils nous ont alors copieusement aspergés de pétrole, dénonçant nos opérations de greenwashing, souri Zaïd. C’était à ce moment, un gamin d’à peine dix-huit ans, et déjà il privilégiait l’action à la discussion ou la réflexion. Au cours des années qui suivirent, et qui précédèrent la guerre, nous nous sommes revus à plusieurs occasions. Moi, toujours à la tête de mon entreprise, lui, membre de différents groupes de défense de la nature ou de l’environnement. Si de mon côté, j’étais de plus en plus témoin de l’obligation d’agir, sans forcément le faire, lui se radicalisait tous les jours un peu plus. En moins d’un an, il avait rejoint et quitté Greenpeace, jugeant finalement leurs actions trop peu efficaces. Je ne l’ai pas compris sur le fait, mais il me prit en grippe, me désignant comme un des responsables de ce qui se passait. Ce qui m’a valu d’être la cible de plusieurs attentats, à partir de 2022. Le paroxysme de ces attaques eu lieu en 2024. Une nuit, il avait purement et simplement pour objectif de me supprimer. Accompagné d’un commando armé, il s’est introduit chez moi. Je n’y étais pas, étant en déplacement en Arabie-Saoudite, où à force de lobbying intensif, nous lancions une usine de production d’hydrogène dans l’objectif d’en inonder le monde. Malheureusement, ma famille s’y trouvait, ma femme et mes enfants. Tous périrent sous leurs balles.
Zaïd marqua une pause, ému.
– C’est horrible… lâcha Mérédith dans un souffle. Je suis désolée de l’apprendre, toutes mes condoléances.
– Merci. Tout est allé ensuite très vite. La guerre a éclaté dans la foulée, les états ont passé de nombreuses commandes d’hydrogène et d’hydrocarbures, que l’entreprise a acceptées. J’étais contre, mais les actionnaires et mon associé étaient enclins à les honorer. J’ai rapidement été mis à la porte de ma propre société, dans l’unique objectif de satisfaire l’appétit d’argent que la guerre promettait de générer. Et donc, je n’avais plus rien, j’avais tout perdu. Au fond du trou, j’ai eu des pensées suicidaires. Je voulais en finir. Ne voulant pas imposer la vue d’un corps ensanglanté à ceux qui seraient restés, j’ai fait des recherches sur le suicide assisté, et j’ai échangé avec une entreprise Suisse spécialisée dans la chose. J’ai sauté dans un avion pour la Suisse, tout en complétant la partie administrative en vol. Mon départ était planifié huit jours après mon arrivée. À la date fixée, je me suis rendu au lieu convenu, mais j’ai été incapable de passer la porte, j’ai eu peur de ma mort. Je me suis enfui, et j’ai vécu dans les rues de Genève durant trois longs mois. Je n’étais plus qu’une loque alcoolisée. Finalement, j’ai été sauvé par les membres d’un couvent, qui m’ont accueilli, écouté et aidé. Ils m’ont permis de me reconstruire, de comprendre qu’à présent, je ne pouvais que tout gagner, et donner ma vie à une mission. Tu l’auras compris, c’est dans ce couvent que l’idée des nettoyeurs est née.
Il marqua un temps d’arrêt, histoire de boire un peu d’eau et grignoter un criquet. Mérédith était suspendue à ses lèvres, attendant la suite avec envie et appréhension, comprenant l’importance de ce qu’elle écoutait.
– Nous avons ensuite connu la pluie sale, déluge de bombes, atomiques, sales, à hydrogène… Ce fut un massacre, mais je ne t’apprends rien. Peu de temps après, je recroisai la route de Julio, totalement chamboulé par tout ce qui venait d’avoir lieu. Au cours de nos échanges, je lui ai fait part de mon idée, qu’il a immédiatement adorée. Pourtant, chassez le naturel, il revient au galop. Reprenant ses marques, sa passion pour la radicalité a progressivement refait surface, jusqu’à la tentative d’il y a un mois, environ. Je pense n’avoir rien oublié, tu sais tout ce qu’il y a à savoir sur ce qui me lie à Julio.
Mérédith était abasourdie. Ce qu’elle venait d’apprendre la laissait bouche bée, en proie à une réflexion intense. Une sueur froide s’empara d’elle, ne sachant comment intégrer cette nouvelle. Elle la rejetait en bloc, une grande amitié la liant à Julio, tout en l’acceptant, ne voyant pas comment ni pour quelle raison Zaïd irait inventer ce genre d’histoire.
– Cela fait beaucoup d’un seul coup, articula-t-elle difficilement, la bouche sèche. Elle bascula en avant, la tête dans la main. Il ne semble pas être ainsi, dit-elle, cherchant ses mots, ne parvenant pas à exprimer ce qu’elle ressentait. Et jamais tu n’as ressenti de colère contre Julio ?
Zaïd sourit, sincèrement amusé par la question. Mérédith voulut s’excuser, mais il la devança.
– Bien évidemment que si. Une colère franche, une haine viscérale. Je ne voulais que la mort des membres de son commando. Mais je n’y aurais rien gagné, et je me suis détruit, m’amenant à perdre mon entreprise. Et à réfléchir. Ma famille ne reviendrait pas, une fois “vengée”, mima-t-il avec ses doigts. J’ai eu l’occasion de le faire après la guerre, mais…
Il s’arrêta et se leva pour se servir un verre d’eau. Mérédith l’observa, debout face à la table où se trouvaient les commodités, baignée du soleil couchant. Elle le voyait différemment, son impression de sagesse et de calme renforcée.
– Et qu’en est-il de toi ? Peux-tu me parler de la relation qui vous lie ? Comment ce que tu viens d’apprendre rebat-il les cartes le concernant ? demanda-t-il en s’asseyant sur le rebord de la table.
Mérédith ne répondit pas immédiatement, ayant besoin d’un instant pour réfléchir à la question. Elle se redressa pour répondre.
– Pour la première partie de ta question, c’est simple. Jusque là, c’était un ami. Nous nous sommes rencontrés en 2019, à Lima au Pérù. Après un évènement désagréable, j’ai tout plaqué pour reprendre des études, loin de tout. Nous étions tous les deux étudiants à l’université principale de San Marcos. Je me souviens que déjà à l’époque, il avait un côté révolté, révolutionnaire, collant avec ta description. Il lui arrivait de disparaître plusieurs semaines, il se faisait virer de certains cours, étant en opposition avec certains enseignants, il les contestait, il animait un groupe de communication autour de l’environnement, menant souvent des actions fortes, comme il le disait lui même… Mais il ne s’en est jamais prit physiquement à quelqu’un. Je l’ai perdu de vue lorsqu’il a obtenu son diplôme, un an avant moi. De la même façon que toi, je l’ai retrouvé en étant devenue nettoyeuse, au début de l’organisation. Il n’a jamais fait preuve d’animosité me concernant, et je l’ai toujours vu comme un bon ami, malgré son côté parfois provocateur et sûr de lui. Cependant, à l’écoute de ce dont tu m’as fait part, j’avoue ne plus savoir…
– Ce n’est rien, dit-il posément. Je ne te demande pas de me croire aveuglément. Seulement, je pense que tu es bien placée pour m’aider. Je suis inquiet de ce qu’il ferra. Bien que j’ai du mal à le dire, il est à présent une menace pour les nettoyeurs. Mais je ne veux pas l’éliminer, je veux savoir ce qu’il fait.
– Tu souhaites que je l’espionne ? s’enquit Mérédith, inquiète de ce que cela signifiait.
– Non, mais que tu sois à l’écoute. Les bruits, les on-dit, les racontars… Tout. Je pense, poursuivit-il après une pause, que les rangs des nettoyeurs vont prochainement commencer à s’éclaircir. Je m’explique. Je suis bien au courant d’un certain mécontentement, si on peut dire, de la part de certains nettoyeurs considérant que nous pourrions être un peu plus directifs dans notre approche. Faute d’alternatives à notre ordre, ils préfèrent rester parmi nous, sans que cela ne les gêne vraiment. Seulement, Julio arrive et cristallise cette grogne et leurs attentes. Aussi, s’il venait à sauter le pas et à créer un groupe similaire au nôtre, mais davantage basé sur une approche plus radicale, les indécis auraient alors l’alternative qu’ils cherchaient.
– Cela fait sens, mais pourquoi créer un autre ordre ? s’enquit Mérédith dont l’esprit était embrumé.
– Avant que vous n’interveniez, il avait clairement sous-entendu vouloir m’éliminer, profitant de la stupeur provoquée pour manipuler les autres sages. Il est vraiment investi par la protection de l’environnement, et empêcher l’homme de retomber dans ses torts. Je ne sais pas ce qui le pousse encore à me voir comme “une menace à ses objectifs”.
Mérédith ne répondit pas, le regard perdu dans ses pensées. Zaïd soupira et fini son verre avant de poursuivre.
– Désolé, j’ai conscience que cela fait beaucoup, et que tu es éprouvée, tant physiquement que mentalement. Tu as ce dont j’ai besoin pour cette mission, mais tu es parfaitement dans ton droit de refuser. Donne-moi simplement ta réponse avant de partir vers ta prochaine mission, d’accord ? Nous verrons alors comment nous organiser. Nous allons nous arrêter ici, sauf si tu as des questions.
– Pardon, je suis toute chamboulée, je viens de perdre certains repères… Je… Je te redirais…
Ils se séparèrent et Mérédith regagna d’emblée sa chambre. Elle aurait bien aimé pouvoir en parler à Lise, mais la fatigue et la distance l’en empêchèrent, et elle s’endormit. Un peu plus de deux semaines plus tard, elle revoyait Zaïd, afin d’échanger sur les détails de sa nouvelle mission.