Last updated on 10 octobre 2023
– Oh, te voilà enfin décidé à sortir de ta tente, s’exclama d’une douce voix fatiguée, une femme assise devant un feu de camp. As-tu faim ?
Sa question n’eut de réponse que le crépitement du feu et le bruit de la nature environnante. Son regard s’éternisa un peu trop longtemps sur la seconde personne, avant de se baisser dans un soupir de sympathie.
– Ce n’est rien, tu n’es pas obligé de parler. C’est déjà une bonne chose de sortir et de ne pas rester seul. Ce que tu as vécu est particulièrement atroce. Je ne peux pas le réparer, personne ne le peut. Je peux uniquement t’offrir ma compagnie, de la nourriture et un peu de protection. Assieds-toi, tu ne risques rien autour de ce feu, poursuivit-elle en voyant qu’il restait debout, tout penaud.
Mérédith l’avait rencontré… secouru plutôt, le matin même. Il faisait partie d’un groupe qui avait eu le malheur de rencontrer une Gilière, et s’était fait massacrer. Lui-même avait été sévèrement blessé, arborant une large estafilade du côté gauche du visage, du menton au début du scalp, le privant au passage de son œil, et de nombreuses griffures au torse et au dos. Avec leurs longues griffes qu’elles ont l’habitude d’aiguiser sur la roche, les Gilières sont des prédateurs mortels. Ces grands reptiles à l’apparence de mante religieuse, protégés de plaques de chitine, sont parmi les créatures les plus dangereuses présentes dans les marais, derrière les irradiés boueux.
– Mange, dit-elle d’une voix ferme, mais douce. Tu dois manger, ou tes blessures ne se refermeront pas. Et crois-moi, avec toutes les saloperies qu’il y a dehors maintenant, ça serait mieux pour toi qu’elles se ferment vite. Ce sont des pommes de terre bouillies avec un peu de haricots et des criquets. Je suis d’accord, la présentation laisse à désirer, mais c’est très bon.
Timidement, il saisit la gamelle en fer blanc qu’elle lui tendait et commença à manger. D’abord avec réticence, puis goulûment, se rendant compte à quel point il était affamé. Mérédith ne savait pas à quand il remontait, mais son dernier repas devait facilement dater de la veille. Trop occupé à dévorer son repas, il ne remarqua pas le regard plein de compassion que lui portait Mérédith. Le feu de camp, les tentes, le paysage… elle le laissa vagabonder, comme on le fait lorsqu’on s’ennuie, lorsqu’on ne sait pas quoi faire d’autre, donnant de l’importance à des détails insignifiants. Comme les grattements des rongeurs qui pullulaient, le bruit provoqué par ce même rongeur lorsqu’il se faisait attraper par un rapace, la forme des feuilles de certains arbustes qu’elle ne pensait pas être aussi pointues…
– Merci, dit une voix qui la ramena à la réalité.
Elle sourit, heureuse de le voir parler, et d’avoir fini son plat. Il allait se battre, c’était très bien.
– C’était bon ?
Après un moment d’hésitation, il hocha la tête sans grande conviction, ce qui fit rire Mérédith.
– Tu n’as pas à me mentir si tu n’aimes pas mes plats, mais tu vas devoir t’y faire, surtout si on fait un petit bout de chemin ensemble. N’hésite pas à me dire si tes blessures te font mal, je regarderai ça.
Son repas avalé et ses blessures nettoyées et pansées, le jeune garçon était maintenant un peu plus détendu. Néanmoins, les regards furtifs qu’il lançait lorsqu’il entendait un bruit, les petits sursauts qu’il faisait, les petits replis nerveux sur lui-même, témoignaient que la peur était bien là, bien présente. Il lui faudra beaucoup de temps avant qu’elle ne se transforme en force, pensa Mérédith. Il vivra longtemps avec, tapie en permanence derrière les émotions du quotidien, guettant la moindre occasion, se déplaçant tel un fauve observant sa proie, s’insinuant par le moindre interstice, à la manière de l’eau. Elle en frissonna, se rappelant les dégâts que la peur pouvait faire et préféra chasser cette pensée.
– Tu as quel âge ? s’enquit-elle. Sept ans ?
Il fit non de la tête, et après quelques secondes à ne pas savoir quoi faire de la gamelle qu’il tenait encore en mains, il parvint à lever six de ses doigts.
– Six ans ? D’accord. Je suis plus vieille que toi, j’en ai quarante-six. Mais attention à toi ! Ne viens pas dire que je suis vieille ! plaisanta-t-elle. Cela signifie que tu es né après que la guerre n’arrive…, poursuivit-elle en voyant qu’il était encore trop tôt pour qu’il rie.
– C’est quoi une guerre ? lui demanda-t-il, timidement.
– Eh bien, articula Mérédith avec difficultés, c’est pas simple à expliquer… C’est lorsqu’au moins deux groupes de personnes se battent entre eux, avec des armes et qu’il y a plein de blessés et de morts. Souvent, ça a lieu entre deux pays, ou plus. Ici, un homme a lancé une guerre, envoyant des soldats dans un pays voisin pour le contrôler. Les habitants de ce pays ont résisté et il y a eu de très nombreuses victimes.
– C’est quoi une victime ? L’interrompit le jeune garçon, qui écoutait avidement ce que lui disait Mérédith.
– Une victime est quelqu’un qui subit un choc violent, qui en sera blessé ou pire, tué. La blessure peut ne pas être physique, et peut aussi être morale…
– Je comprends pas ces mots, ils veulent dire quoi ?
– Lesquels, demanda la femme, nageant tant bien que mal entre les sentiments : bercée de joie de voir qu’il s’ouvrait un peu, légèrement secouée par l’agacement d’être interrompue et parce qu’elle avait oublié qui était son interlocuteur, et bousculée par la panique que lui provoquaient ces questions.
– Physsique et morbal, répondit-il, pas très sûr de lui.
– Une blessure physique, c’est une blessure sur le corps, comme… ton visage, par exemple. C’est une blessure qu’il est possible de voir. Et une blessure morale, c’est une blessure qui…, hum, qui se voit aussi, mais c’est pas pareil. Tu es triste, non ? Ajouta-t-elle après quelques secondes de réflexion. De ce qu’il s’est passé ? Eh bien c’est une blessure morale. Les choses que tu as vécues t’ont fait du mal, et tu en ressens de la tristesse.
– Et on en guérit ?
Mérédith soupira doucement, ne sachant trop quoi répondre. Après quelques secondes à regarder les ombres dansantes des flammes, elle répondit.
– Ce n’est pas aussi simple. Pour moi, on n’en guérit pas, on apprend juste à vivre avec. Ou sans. On est tous différents, alors chez certaines personnes, le sentiment qui naît de la blessure, la tristesse pour toi, peut s’atténuer, pour d’autres, elle peut devenir beaucoup plus forte. Mais elle ne disparaît pas. Jamais. Il faut juste continuer à vivre, et à savourer les joies du quotidien, profiter de l’instant présent. En parlant du présent, nous devons nous remettre en marche. J’ai envie d’être à Perridos avant demain soir. Tu vas devoir porter ta tante toi-même, je n’en ai plus la place.
Après hoché la tête, toujours timidement [1], il se leva et commença à se diriger vers sa tante lorsqu’il se retourna et demanda :
– C’est normal de voir des choses, qui disparaissent quand on les regarde ?
– Hein ? Qu’est-ce que tu racontes ?
– Comme des petites bêtes transparentes, blanches, et qui nous regardent. Mais on les voit que quand on les regarde pas tout droit, que sur le côté.
– Je ne sais pas quoi te répondre, dit Mérédith, un peu troublée par ce qu’elle venait d’entendre. Va ranger tes affaires, on aura tout le temps d’en discuter plus tard.
Alors qu’il s’exécutait, et que Mérédith rangeait elle aussi ses affaires tout autour du camp, elle aperçut du mouvement du coin de l’œil. Sur une branche, elle entrevit une petite sphère transparente, faisant penser à de la fumée, l’observant de ses petits yeux noirs, et l’écoutant de ses longues oreilles de lapin. Aussitôt qu’elle la regarda, elle disparut.
Elle sourit en pensant qu’il y avait bien longtemps qu’elle en avait vu, et en comprenant ce que son protégé avait dit. Et elle n’était pas seule : partout, sur les blocs de béton armé, autour des flaques et mares de liquide à la couleur étrange, recouvertes d’une sorte de couche d’algues, sur les branches, les souches… Tous ces lieux abritaient de petites créatures vaporeuses.
Une fois les affaires réunies, rangées dans les sacs et ces derniers hissés sur les épaules, ils se mirent en route. Ils progressèrent au milieu de ces marais, prenant soin de contourner les flaques étranges qui creusaient le paysage et imbibaient le sol de leurs liquides. Pour être certaine de ne courir aucun risque, Mérédith préféra faire de grands détours, se rallonger. Il aurait été ridicule d’avoir sauvé ce gamin pour le jeter dans la première flaque polluée trouvée. Elle ne connaissait pas trop mal la zone, l’ayant arpentée plus d’une fois, mais ces marais étant immenses, s’étalant sur plusieurs kilomètres, cela ne faisait pas de grandes différences du chemin qu’ils choisissaient.
Quitter ces marais leur demanda deux jours, arrivant aux abords d’une zone boisée en plein après-midi. Mérédith jugea plus prudent de s’arrêter là pour la journée plutôt que de s’enfoncer dans la forêt tout de suite. Ils en auraient tout le temps le lendemain. Comme à chacun de leurs arrêts, ils montaient le camp et trouvaient de quoi allumer un feu, tout en portant une attention particulière à leur environnement, et aux différentes marques indiquant la présence d’une menace mortelle. Des traces de pas boueuses, appartenant à des pieds nus, indiquaient que l’endroit était traversé par des irradiés boueux. Toucher ces traces de pas était une très mauvaise idée, sauf si vous cherchiez à mourir.
Basile, le jeune garçon sauvé par Mérédith, s’était renfermé dans son mutisme, au grand dam de sa sauveuse, qui ne savait pas quoi faire. Elle avait essayé de renouer ce début de lien qui s’était établi entre eux, mais rien n’y faisait. Basile restait insensible. Ce soir-ci, après un nouvel échec, elle soupira en admettant qu’elle ne sût probablement plus comment s’y prendre avec les enfants. Abattue par cette pensée, elle reporta son attention sur son repas de criquets qui commençait sérieusement à refroidir.
– Ce n’est rien, reprit-elle. J’espère que ton plat te va. Ce n’est pas trop chaud ? Non ? Tant mieux…
Basile l’observa en silence tout en continuant à manger. Mérédith, elle, se torturait pour trouver ce qu’elle pouvait dire pour relancer la discussion et arracher quelques mots à son interlocuteur.
– Désolée, je souhaite juste te parler et t’aider, poursuivit-elle finalement. Tu… tu me rappelles quelqu’un, hésita-t-elle un instant avant de poursuivre. Mais tu n’es pas cette personne évidemment, et je n’ai pas à la voir à travers toi. Nous arriverons à Perridos dans cinq ou six jours, si tout se passe bien. Ici, tu rejoindras une famille, qui t’élèvera et s’occupera de toi. Et tu seras libéré de ma présence, essaya-t-elle de plaisanter. Tu verras, c’est une ville sympathique, il y a plein de choses à voir et …
Un bruit la stoppa dans son discours et elle bondit sur ses pieds, ses yeux scrutant l’obscurité de la nuit tombante. Ils n’y trouvèrent pas ce qu’ils cherchèrent, ce qui la frustra.
– Cache-toi dans la tente, en silence, chuchota Mérédith à Basile, qui ne se fit pas prier. Et ne fais pas un bruit.
D’une main assurée, elle glissa une petite bâte dans sa ceinture et saisi des bâtonnets lumineux qu’elle craqua et lança dans la pénombre. Une ombre courut hors de la zone d’effet de la lumière, dérangée par celle-ci. Mérédith ne reconnaissait pas les créatures auxquelles ces ombres appartenaient, ce qui ne fit qu’augmenter sa frustration. Au milieu des bruits de course autour du camp, un des bâtons lumineux s’envola et disparut dans la nuit, jeté par la créature.
Mérédith se concentra, elle ne devait pas se laisser submerger par la panique et la frustration. Leur survie en dépendait. Elle comprit qu’il n’y avait qu’une créature, qu’elle entendait courir à quatre pattes en soufflant bruyamment. Pour ne pas se faire surprendre, elle la suivait autour du camp sans quitter la lumière du feu de camp. Par moment, elle jetait des bâtons lumineux dans l’obscurité pour essayer de voir ce qui leur tournait autour, en vain. Seules les ombres lui répondaient, géantes et déformées.
Soudainement, le silence tomba. Plus effrayant encore que le bruit, signifiant que quelque chose avait changé, et qu’elle ne le savait pas. Mérédith recula lentement vers le feu de camp, jetant des regards inquiets autour d’elle sans voir ni entendre la créature. Comme pour répondre à la question silencieuse ‘où est-elle ?’, elle bondit de l’obscurité sur Mérédith, qui se protégea en levant le bras gauche devant elle, cherchant à attraper sa batte de l’autre. La bouche puissante et dénuée de lèvres de l’irradié boueux s’était refermée sur son avant-bras, seulement protégé de sa veste en cuir. L’irradié l’attaqua comme une bête sauvage, la griffant de ses grandes mains boueuses, secouant la tête violemment tout en maintenant sa prise sur l’avant-bras de sa proie. La créature se laissa submerger par la colère et hurla à gorge déployée. Son avant-bras libéré, Mérédith plaça ses mains sur le cou de la créature qu’elle avait du mal à repousser, tant elle était lourde, massive et qu’elle glissait dans la boue qui la recouvrait. L’immense tête sombre, aux orbites dépourvues d’yeux, à la bouche dépourvue de lèvres, dévoilant une rangée de gencives à vif, s’approchait dangereusement d’elle. Elle voulut jouer le tout pour le tout et saisir sa batte, sans savoir quoi improviser ensuite.
La grosse tête de l’irradié fut repoussée sur côté, le projetant dans son sillage. Au-dessus de Mérédith un homme à la peau hâlée tenait une masse boueuse d’une main, et une petite cordelette au bout de laquelle pendait un bouchon dans lequel une fente était taillée. Il commença à la faire tourner et un bruit assourdissant chassa le silence nocturne qui était retombé. Les cris de couleurs de plusieurs irradiés répondirent dans la nuit au sifflement.
– Ça va, Mérédith ? s’enquit le nouvel arrivant d’une voix essoufflée. On soignera tes blessures plus tard, je gère la situation. Prends ma masse.
Une fois la masse dans les mains de Mérédith, il s’avança vers l’irradié qu’il avait frappé et qui se tordait de douleur au sol. Le bruit lui devint insupportable et il se mit à reculer en hurlant sur l’homme, qui maintint la pression, le faisant reculer encore plus loin. D’une main, il récupéra un petit appareil de sa sacoche et le posa par terre après l’avoir allumé et le même bruit que celui du bouchon se fit entendre.
Les irradiés boueux vociférèrent dans la nuit, tentant d’intimider ce nouvel adversaire, mais il avait l’ascendant sur eux. Rapidement, il plaça deux autres appareils autour du feu pour couvrir une grande zone. Des bruits de pas précipités se firent entendre et le silence se fit de nouveau, ponctué des sifflements produits par les machines.
– Comment tu t’appelles toi ?
– Moi, c’est Julio, toi c’est Basile, c’est ça ?
Le petit garçon hocha la tête.
– Elle est où Mérédith ? demanda-t-il d’une petite voix.
– Elle va bien, rassure-toi. Des médecins s’occupent d’elle et elle va s’en tirer. Et toi, comment vas-tu ?
– Bien, répondit Basile, sans être trop sûr de lui.
Rapidement après l’intervention de Julio, un groupe de personnes venant de Perridos les avait rejoints. Et tout aussi rapidement, ils avaient été amenés en ville, où ils purent être soignés et en sécurité. Dans un salon sobrement meublé, devant un thé chaud et quelques petits gâteaux, Julio tenait compagnie à Basile. Ses blessures cicatrisaient rapidement.
– Tu l’aimes bien, Mérédith ? s’enquit Julio. C’est vrai que c’est une bonne personne, continua-t-il en voyant Basile faire oui de la tête. Je suis certain que c’est la raison qui l’a fait devenir une nettoyeuse.
– C’est quoi une nettoyeuse ? demanda le petit garçon.
– En voilà une question qui n’a pas de réponse simple, mais qui est aussi très simple à répondre. La réponse simple, c’est qu’on parcourt le monde, ou ce qu’il en reste, pour le nettoyer et faire en sorte qu’il ne soit plus pollué. C’est une mission importante, puisque c’est la pollution qui a transformé le monde tel qu’il l’est aujourd’hui.
– Le monde a changé ?
– Oh oui, énormément ! dit Julio en mettant une forte emphase au mot énormément. Plus que je ne pourrai le dire ! Déjà, il n’y avait pas d’irradiés boueux ! De vraies sa… sales bêtes ces choses-là. Ensuite, il y avait beaucoup plus de monde, plus d’hommes et de femmes. Nous étions huit milliards, ce qui est juste fou…
– Ça fait beaucoup ?
– Oui, suffisamment pour que personne ne soit capable de compter jusqu’à ce chiffre en partant de zéro, en une vie. C’est ce que je trouve de beau dans ce chiffre : en une vie, il n’est pas possible de connaître toute la diversité de vies qu’abrite ce monde.
– J’ai pas compris, mais ça doit faire beaucoup, répondit Basile, penaud.
Ils discutèrent ainsi de longs moments, avant que Basile ne présente des signes de fatigue et ne soit mis au lit par une jeune femme aux bras bandés et coiffée d’une longue natte épaisse, lui passant par-dessus l’épaule et tombant jusqu’à la hanche. Julio se retira et passa à l’hôpital afin de prendre des nouvelles de Mérédith. Son état s’améliorait et elle ne semblait pas souffrir d’empoisonnement dû à l’attaque de l’irradié boueux, ce qui était une très bonne chose. En revanche, l’avant-bras qu’elle avait utilisé pour se défendre lors de l’attaque avait été mordu jusqu’au sang, et avait été amputé, pour limiter tout risque d’infection.
Les jours suivants, Julio s’occupa de quelques affaires qu’il avait à régler, dans la ville ou les camps qui s’étaient établis autour, se rendant dans les écoles pour présenter ses missions de nettoyeur, allant échanger avec d’autres nettoyeurs de leurs missions. C’est alors qu’il allait voir Una, une nettoyeuse, qu’il croisa quelqu’un qu’il ne pensait pas voir dehors de sitôt.
– Déjà sortie ? Je pensais qu’ils voulaient te garder en observation ?
– Je dois rester à Perridos pour les deux prochains mois, répondit Mérédith. J’ai beaucoup d’énergie à récupérer et les médecins veulent être certains que je n’ai pas été irradiée. En promenade ?
– J’allais voir Una, une nettoyeuse qui a l’habitude de travailler du côté du territoire de l’ancien Pays de Galles.
– Ouch, grimaça Mérédith. De ce que j’ai entendu, c’est une vraie misère là-bas. Des clans gallois se sont organisés et pris le contrôle de petites régions. Un vrai retour au moyen âge, tout le monde cherchant à grappiller du territoire, se moquant bien des moyens utilisés parvenir à leurs fins…
– J’ai eu des échos similaires, je voulais donc voir avec elle si l’intervention de nettoyeurs de sangs lui serait utile, en plus de récupérer quelques informations plus fraîches sur la situation.
– Ce serait une perte de temps de vous envoyer là-bas, fit remarquer Mérédith. Si vous coupez une tête, une autre repoussera à la place. Les enjeux politiques sont bien trop compliqués dans ce cas pour que la solution soit simplement « tuons Lays la tachée et tous les clans se calmerons ».
– Je sens qu’il y a matière à discussion, répondit calmement et avec une pointe d’amusement Julio. Allons nous installer autour d’un verre pour poursuivre, continua-t-il en montrant l’allée derrière lui du pouce.
Après quelques minutes de marche dans les rues propres et droites de la périphérie de Perridos, où le bitume se clairsemait et laissait place à la terre et à l’herbe, un bar au style industriel sobre, entre bois et métal, les accueillit sur une table construite avec un bidon large sur lequel une plaque de bois avait été vissée. Ici, loin du cœur actif de la ville, les rues étaient plus larges, plus respirables, un peu plus végétalisées et accueillantes. Cette petite promenade avait fait du bien à Mérédith, qui commençait à s’énerver, et lui permit donc de se calmer un peu; le temps lui paraissait long aussi, enfermée à la maison de soins.
– Et donc, que souhaites-tu apprendre d’Una ? attaqua immédiatement Mérédith.
– Comme je te l’ai dit tout à l’heure, j’aimerais en savoir un peu plus sur la situation actuelle sur place. Il faut s’y intéresser si on veut pouvoir intervenir intelligemment.
Mérédith respira un coup avant de répondre, ne voulant pas réagir sous le coup de la colère.
– Bien, et comment penses-tu qu’il faille intervenir ?
– Tu te doutes bien qu’il n’y a pas une réponse unique à cette question, répondit Julio après un bref soupir. Il est trop compliqué d’y répondre sans connaître la situation sur place, si ce n’est que je peux dire que selon moi, il faut apprendre des erreurs des grandes organisations telles que l’ONU ou l’OMS.
– Que veux-tu dire par là ?
– Ce que je souhaite dire, c’est que nous, nous agirons. Si ces organisations avaient su sévir lorsqu’elles avaient eu à le faire, nous n’en serions pas là.
– Elles agissaient, mais assurément pas comme tu l’entends. De plus, comme une grande partie des pays y siégeaient, elles ne pouvaient pas agir, mais réagir en protégeant les populations. Tu sais bien que cela aurait été perçu comme une attaque autrement. Et de toute façon, ce n’est pas notre mission, trancha Mérédith en voyant Julio chercher à lui répondre.
Julio répondit par un sourire narquois lourd de sens, que Mérédith comprit assez rapidement.
– Que prépares-tu ? assena Mérédith, en se penchant en avant et en pointant d’un doigt accusateur son vis-à-vis. Tu sais quelque chose que je ne sais pas.
Mérédith ne put se retenir d’éprouver de l’amusement, en posant cette question. Ils se connaissaient depuis un moment et elle savait que Julio ne voulait plus attendre, concernant les questions écologiques.
– Tu le sauras bien assez tôt, répondit Julio d’une voix contrôlée de laquelle pointait de la satisfaction.
– En effet, je vais le savoir dès maintenant. Que préparez-vous ?
– Un peu de patience, voyons. Je croyais qu’on était là pour boire un verre tranquillement. D’autant plus que tu n’auras qu’à attendre que deux jours.
Dans la rue, une fanfare passa en jouant. Ses membres semblaient heureux de pouvoir défiler ainsi, arborant leurs beaux costumes de rouge et de doré, fait pour attirer les regards. On pouvait voir qu’ils portaient grand soin à leurs instruments, les cuivres brillants au soleil, les cuirs des percussions étant parfaitement blancs et bien tendus… Mérédith connaissait bien cette fanfare, qui avait choisi de ne jamais jouer d’anciennes musiques, que des créations de leur cru. Elle l’avait entendue arriver et avait voulu presser Julio avant qu’ils ne soient là.
– Jamais cela ne passera, répondit calmement Mérédith qui avait compris le sous-entendu et qui avait digéré l’information. Les autres nettoyeurs ne seront pas d’accord.
– Tu as raison, il est bête de notre part de penser pouvoir vous mettre dans notre poche.
Mérédith, contente d’entendre Julio dire cela, se laissa à sourire.
– En revanche, je vais tout de même le proposer, et je ne serai pas le seul à le faire. Il y a un moment que certains d’entre-nous pensent que notre fonction de conseiller n’est pas assez, n’est pas suffisante. Que tu le veuilles ou non, Mérédith, le nombre de dossiers sur lesquels nous intervenons et nous ne progressons pas augmente. Nous devons faire autre chose qu’accompagner !
Julio était à présent plus énergique et accompagnait ses mots de nombreux gestes.
– Des dossiers ? Ricana Mérédith, comme en entreprise ? J’ai du mal à voir l’un des sages nous dire « je veux le dossier Manche sur mon bureau pour mardi prochain ! »
Julio la regarda en silence, amusé.
– Soit, imaginons ne serait-ce que deux secondes que tu as raison, répondit Mérédith en se massant les tempes, sentant un mal de crâne arriver. Que penses-tu qu’il se passera si tu forces des gens à adopter un comportement ?
– Qu’est-ce que de la psycho a à faire dans cette discussion ?
– Réponds-moi juste, et ne cherche pas à gagner du temps.
Le jeune homme lui sourit faussement et soupira, avant de se gratter la nuque et de regarder un moment à l’extérieur. Pendant ce temps, Mérédith ne le quitta pas des yeux, attendant sa réponse.
– Cela dépend, mais certaines personnes se braquent et refusent le changement, d’autres acceptent docilement, il y a aussi ceux qui discutent, parlementent, posent des questions… Je dirais que c’est tout ce qu’il est possible d’avoir comme réaction, autour de ce que je viens de te dire.
– Tu as raison, mais ça, c’est vrai dans le cadre d’une société normée et structurée. Les choses ont changé et c’est plus compliqué maintenant. Je vais être franche avec toi. Je ne pense pas que nous devrions faire davantage usage de la force. Au contraire. Mais je ne connais pas l’ensemble des situations auxquelles nous pouvons être confrontés. Les solutions aux situations que nous rencontrerons ne sont pas uniques, et dépendront de tant de facteurs que je ne peux pas tous les lister.
– Donc pour toi, c’est en semant le doute dans les esprits des nettoyeurs qui ont soif d’action que tu pourras calmer les choses ?
– Tu te trompes, répondit calmement Mérédith. Ce que je souhaite semer, c’est la raison. Chaque cas est unique et c’est au nettoyeur en charge de le traiter comme il l’entend, en accompagnant les gens sur place. Cela est bien dommage, poursuivit-elle après un soupir, il n’est pas possible d’échanger avec toi sur le sujet.
– Il en va un peu de même pour toi, répondit Julio, narquois. Impossible de te faire entendre raison !
– C’est parce que je suis d’un naturel optimiste, moi ! le railla-t-elle. Je ne vois pas le mal partout !
– Mais je suis optimiste moi aussi ! C’est simplement que je suis plus strict avec le comportement des autres !
– Oh, mais laisse un peu les gens respirer monsieur le flic !
Tous deux passèrent ainsi le reste de l’après-midi à profiter (un peu trop) du petit bar. Beaucoup de choses et de temps étaient à rattraper, après deux longues années de séparation. Se séparer ne fut donc pas de tout repos, et Mérédith se fit sévèrement sermonner par la jeune infirmière veillant sur elle, rentrant à une heure avancée.
La journée suivante fut d’ailleurs très difficile, Mérédith étant encore convalescente suite à son amputation la fatigue l’emporta sur son envie de se promener. Se reposer lui fit du bien, et elle put attaquer l’assemblée des nettoyeurs qui démarrait le lendemain.
Au centre de Perridos, une énorme allée menait vers un grand et somptueux bâtiment inspiré de l’hôtel des marines situé anciennement à Paris. Ce bâtiment avait été construit exclusivement pour accueillir tous les évènements ayant lieu ainsi que les représentants du pouvoir en place, appelés les sages. Chaque sage se voyait attribuer un sujet, une organisation, pour lequel il avait à prendre des décisions, et qu’il observait. Ils se réunissaient très régulièrement, notamment pour prendre des décisions.
Aux pieds des marches menant à l’intérieur, une fanfare, celle que Mérédith avait vue la veille, accueillait les passants dans la rue et les nettoyeurs, ne comprenant pas ce qu’il se passait. Mérédith, accompagnée d’une amie nettoyeuse appelée Lise, s’énerva en arrivant sur place.
– Qu’est-ce que c’est que ça ? murmura-t-elle. Tu es au courant de ça ? s’enquit-elle auprès de son amie, qui répondit en secouant la tête, une moue dubitative sur le visage.
Plusieurs nettoyeurs se trouvaient en périphérie de la place, dans le même état de surprise. Tous se cherchaient du regard, espérant trouver un pair ayant une réponse sur ce qui se passait. Cette réponse se présenta elle-même sous la forme de Julio et de Grégoin, arrivant fièrement sur la place.
– Bienvenue à tous ! Bienvenue ! s’exclama Julio en s’avançant, les bras grands ouverts. L’assemblée générale des nettoyeurs est sur le point de débuter ! Mesdames, messieurs les nettoyeurs, n’hésitez pas et entrez prendre place. Et si vous n’êtes pas conviés à nos échanges, profitez de la fanfare ! L’a journée s’annonce fantas…
– Peux-tu nous expliquer ? demanda froidement un homme à la peau tannée et à la barbe poivre et sel taillée avec grand soin.
– Bien le bonjour, Zaid, comment vas-tu ? demanda Julio avec une révérence trop forcée.
– Cela ne répond pas à ma question, Julio.
Le silence s’écrasa sur la place, s’étant imposé si violemment qu’il avait claqué dans l’air. La fanfare s’était arrêtée de jouer et tout le monde observait l’échange entre les deux hommes, comprenant le rapport de supériorité qui s’établissait.
– Je cherche simplement à faire un peu plaisir aux gens, répondit Julio avec un faux sourire, comprenant qu’il perdait le face-à-face. Rien de méchant, vous savez.
– Congédie-les, trancha Zaid. Je me permets de te rappeler, Julio, que l’ordre des nettoyeurs n’a pas pour vocation de s’afficher publiquement, mais plutôt de faire les choses discrètement, de conseiller et sans faire de vagues.
Julio le regarda fixement avec un sourire impertinent qui ne demandait qu’une pichenette pour passer à la moue de colère. D’un geste, il demanda à l’une des femmes de la fanfare de venir le voir et calmement, les remercia. Un peu perdue, son regard passa d’un des hommes en face d’elle à l’autre, avant de se retourner vers son groupe en secouant la tête.
– Ne crois pas que cet incident s’arrêtera là, Julio. Nous aurons une discussion toi et moi.
– Avec plaisir, Zaid. C’est pour moi une joie que de pouvoir m’entretenir en privé avec le sage en charge de mon ordre.
– Nous parlerons également de tes fausses courbettes et de ton ton menaçant. Bien, Messieurs dames les nettoyeurs, merci de vous rendre à l’intérieur et de prendre place, nous allons bientôt commencer l’assemblée. Si vous ne faites pas partie de cet ordre, merci de ne pas bloquer l’entrée de ce bâtiment.
Zaid, ayant ramené le calme, se positionna en bas des escaliers et observa la lente procession des nettoyeurs. Au milieu de la place, Julio fixait Zaid sans bouger. Son sourire s’était envolé, la détermination le remplaçant. Mérédith voulut le rejoindre pour savoir ce qu’il venait de se passer, n’ayant pas tout entendu. Julio prit la direction des marches juste avant qu’elle ne l’atteigne et Mérédith se stoppa net. Elle l’avait surpris à murmurer et était sûre d’avoir entendu qu’il allait passer très prochainement à l’action. Elle se fit alors une note mentale de surveiller Julio de très près.
[1]Il n’a pas compris un traître mot de ce que lui a dit Mérédith, mais est trop timide pour le lui dire.
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