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Le gardien

Tout est parti d’une image ici, celle d’un dessin issu du comics Yojimbot, à propos de l’un de ses personnages.

Et la suite se trouve juste en dessous.

Le vent soufflait assez fortement sur la vallée et ses environs, faisant danser et chanter toute la flore, pareilles à une respiration. À leur rythme, quelques pétales et feuilles s’envolaient, pour rejoindre des lieux totalement différents. Une glycine en fleur diffusait son odeur entêtante, attirant par centaines les insectes pollinisateurs comme les abeilles et les bourdons, qui s’en donnaient à cœur joie. De nombreux oiseaux chantaient, perchés sur les branches des quelques arbres qui avaient déployé leurs branchages. Un chemin naissait au milieu des collines visibles au loin, et serpentait à travers la vallée jusqu’à disparaître à des lieues d’ici, entre de nouvelles collines. Le soleil, au travers d’un ciel d’un bleu rappelant celui d’une craie, dardait ses rayons sur le pays endormi dans le calme. Quelques nuages moutonnaient en silence, souhaitant ne pas troubler la quiétude absolue.

Une cascade venait alimenter un cours d’eau, parcourant la vallée en chuchotant, répondant au vent. Il était pareil au chemin, jadis emprunté par les hommes, et accompagnait les poissons et batraciens qui l’arpentaient. Certains décidaient de s’arrêter quelque part et ne repartaient jamais.

Il y avait un point de cette vallée où les deux chemins se rencontraient tendrement, et échangeaient un mot à l’ombre des arbres. Un plan d’eau se trouvait là, ayant tout d’une marre, parsemée de nénuphars dont quelques-uns étaient en fleur, quelques libellules volant à travers les joncs, des grenouilles cherchant à les manger, ainsi que les autres insectes volant de-ci de-là. La mare se trouvait au centre d’un cercle dessiné dans l’herbe  délimité par de petites pierres de même taille, recouvertes de mousse et de racines, plantées dans le sol. Un torii[ Portail traditionnel japonais, généralement en bois, rouge,  gardant l’entrée d’un temple shintoïste] résistant aux effets du temps et de la météo, mais ayant totalement perdu sa peinture, se tenait là, enjambant une des entrées du cercle. Un peu plus loin, ce qui ressemblait à des escaliers remontait vers des ruines, presque entièrement dissimulées par la nature.
À l’intérieur du cercle, des blocs de pierre, eux aussi entièrement recouverts de mousse et de fleurs, étaient le théâtre de la danse des ombres projetées des branches dans le vent. Sur l’un des blocs, faisant face à la mare, une figure humanoïde était assise. Elle portait une longue cape de voyage, sur laquelle de jeunes pousses commençaient à émerger et  grouillant de vie. Ses épaules étaient couvertes de mousse. Elle portait un chapeau conique  en bambou tressé, accroché à son “menton”. Elle était habillée d’un kimono bleu, troué et usé, aux nuances de bleu clair et bleu nuit, rappelant La vague d’Hokusai. Dans un ciel hypothétique de ce kimono, des nuages blancs étaient représentés. Reposant contre son épaule, ce qui ressemblait à un sabre était lui aussi rattrapé par le passage du temps.
À chaque fois qu’il réussissait à traverser la frondaison protégeant le banc, le soleil venait se refléter sur sa peau métallique. Sa tête n’était en réalité qu’un cylindre métallique, rappelant une longue canette. Au centre, ovale et fissuré, un grand œil complètement jaune était éteint. En dessous, une large ligne se dessinait, rappelant une bouche, qu’il n’avait jamais ouverte pour parler.

Un oiseau, un rouge-gorge dodu, voleta de son épaule sur son chapeau ce qui fit basculer sa tête en avant, son menton reposant contre sa poitrine. Le rouge-gorge prit peur et s’envola dans un arbre juste au-dessus de lui. L’automate regardait à présent ses genoux, sur lesquels dormait un carnet, protégé du temps par un tissu sombre et ses mains.

Il savait ce qu’il y avait d’inscrit dans ce carnet, mais jamais il ne se réveillerait pour en raconter le contenu. Il avait entendu son dernier ordre il y avait bien longtemps, trop longtemps pour qu’un humain ne puisse le réveiller. Cela remontait d’ailleurs à d’autres temps, la dernière fois que quelqu’un ou quelque automate avait foulé ce chemin.
Ainsi, le garde silencieux continuait de surveiller ce lieu qui n’avait pas besoin d’être gardé, en attendant la fin de tout.   
Pourtant, venant des collines perdues au loin, une figure vint lentement jusqu’à la rencontre des deux chemins, au son d’un cliquetis métallique régulier. Il marqua une halte sous le torii et observa les lieux, cherchant dans sa mémoire s’il était déjà venu. Visiblement, c’était le cas. Et lui, sur le banc, il le connaissait. Tout comme le robot sur le banc, il était fait de métal, et ses trois yeux de tailles différentes se posèrent sur lui pendant qu’il réfléchissait.

En un fragment de seconde, il revit les événements qui avaient mené à leur rencontre et “ressentit” ce que les humains appelaient de la douleur. Ce n’était en réalité qu’un mot que ses concepteurs lui avaient appris à associer à certaines images, il ne ressentait en réalité rien. Rien que la froideur du métal qui le constituait.
Ils s’étaient rencontrés à la guerre, une des nombreuses guerres opposant deux hommes et leur ego[ Je ne le savais pas, mais l’égo s’écrit initialement sans accent]. Il se souvint des troupes métalliques et humaines se faisant face, certains à pied, d’autres sur des montures, attendant le signal pour arracher la vie, avant de se faire arracher la sienne. Il se rappela qu’ils se faisaient face alors que la poussière saturait l’air, les corps et les pièces détachées, jonchant le sol, dans le silence surréel qui succédait au chaos absolu. Leurs généraux morts, ils n’avaient plus de raisons de s’affronter, et à l’ombre de la carcasse géante d’un robot, ils s’inclinèrent l’un vers l’autre.

Dans le vent, son kimono jaune pâle, sur lequel des pétales de chrysanthème blanc tombaient en motifs réguliers, dansait au rythme du vent et en réponse aux ombres des feuilles. Bien qu’il ne soit nullement fatigué, il s’assit un moment à côté de son vieil ami, et il pouvait le dire, il ressentait de la joie et de la paix.

En observant la mare, il constata que quelque chose était étrange. Il n’y avait pas la moindre trace de vie d’un être humain, ni de robot fonctionnel, alors comment cela se faisait que ce lieu soit si bien entretenu ? Alors que la vie poursuivit son cours, aucunement troublée par sa présence sur ce banc, il fit une multitude de recherches pour comprendre. Afin d’être sûr qu’il n’y avait personne ici, il grimpa au niveau des ruines du temple, à l’endroit où il se souvenait qu’elles se trouvaient, ne restant plus que quelques blocs de pierre recouverts par la nature. Mais il ne trouva personne.
En se retournant, il avait un visuel dégagé sur la mare, le banc, la vallée. Et là encore, rien. Il aperçut un groupe de biches au loin, ruminant en silence. Le vent soufflait encore, faisant onduler les herbes hautes. Avait-il besoin de partir ? Sa soif de découvertes le poussait à voyager, encore et encore. Mais ici, ce serait un paradis de paix pour lui.

Pendant qu’il redescendait à la mare, le soleil avait commencé à se coucher, nimbant la vallée d’une flamboyante couleur orangée. Comme sortant d’un conte horrifique, les ombres s’étendaient indéfiniment.

Et en un claquement de doigts, alors qu’il patientait en observant le gardien des lieux, la nuit froide et sombre remplaça la fin de journée. Lui qui était parfaitement nyctalope, cela ne le dérangea pas. 

Soudainement, un mouvement dans le coin de son champ de vision l’arracha à ses calculs, et il se retourna, la main sur le pommeau de son sabre, en train de dégainer. Ce qu’il avait sous les yeux, il ne l’avait jamais vu. Partout, de petits êtres, pas plus gros qu’une pomme, se manifestaient. Certains étaient blancs, nimbés d’une lueur sélénite les faisant luire. D’autres étaient noirs, semblables au ciel nocturne, éclairé par une pleine lune distante. Tous étaient entièrement poilus, donnant à certains des apparences de boules de poils. Leurs formes variaient grandement, de la simple chenille à la sphère, en passant par les êtres humanoïdes à grande tête ou de drôles d’animaux à trois pattes.

Si lui était absorbé dans leur observation, eux l’ignoraient royalement, s’employant à entretenir le lieu, tassant l’herbe ou la coupant, retirant les ronces ou les autres plantes parasites, taillant des plantes, nettoyant l’eau de la marre…

De ce qu’il pouvait voir, ils n’étaient actifs qu’autour de la mare, ignorant les alentours. Il n’y comprenait rien, si ce n’est que ce n’étaient pas des ennemis, mais des sortes de gardiens.

Devait-il vraiment partir ? s’interrogeait-il de nouveau.

La réponse était évidente et s’imposa d’elle-même.

Oui, afin de découvrir d’autres lieux comme celui-ci, le laissant perplexe. Et il le savait, ici son ami était entre de bonnes mains, il ne risquait rien.
Ainsi, au petit matin, après avoir observé ces petits êtres s’affairer, il reprit sa route vers sa soif de curiosité. 

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La nouvelle chabeille

Le soleil brillait déjà pleinement en ce matin de début de printemps. Bien que la saison ne fût encore qu’à ses débuts, une douce chaleur, légèrement trop élevée, inondait les étendues vertes de la campagne. La différence entre ville et campagne devenait de plus en plus ténue, la nature reprenant progressivement ce qui lui revenait de droit. Je me souviens que je venais de quitter mon camp pour la nuit, n’abandonnant derrière moi qu’un petit tas de cendres et de nombreuses questions. Il y avait bien longtemps que j’avais arrêté de laisser des larmes, surtout depuis que j’avais croisé la route de Gribouche, ma chabeille. C’est une grosse mémère que j’avais soignée et nourrie il y a… je sais plus combien de temps, trop longtemps. C’était juste après une grosse tempête, le genre de tempête qui bazarde un bon gros tas de flotte et de zef, arrachant beaucoup de branches et de feuilles de leurs arbres ou de leurs fleurs, de bébêtes de leur lieu de vie… Et Gribouche était là, par terre entre quelques arbres, couverte de branches cassées, me lançant un Bzz-Bzz menaçant. Elle ne pouvait pas savoir que je voulais l’aider, son instinct lui disait de se méfier et de se défendre si besoin. En la dégageant de sa couverture naturelle, j’avais tout de suite remarqué que les branches n’étaient pas les seules choses de cassées. Une de ses pattes arrière et une de ses ailes l’étaient également. J’ai su en un instant que je devais l’aider, et je l’ai fait.

Elle ne s’était pas laissée faire, évidemment, mais j’ai progressivement gagné sa confiance. J’avais attendu un long moment au même endroit, le temps qu’elle reprenne du poil de la bête, et tranquillement, elle avait récupéré. Depuis, elle m’accompagne, aussi vite que ses petites pattes et ailes le permettent. Je n’ai nul par où me rendre, alors avancer un peu plus lentement que je ne l’aurai fait sans elle ne me dérange pas. Son allure m’avait d’ailleurs permis d’apprendre à apprécier le monde qui m’entoure, qui nous entoure. Sa diversité, sa simplicité, sa complexité, sa douceur, sa cruauté.

Revenons à notre doux début de printemps. Alors que je suis en train de jurer après avoir violemment perdu face à la gravité, j’entends un son que je connais, mais qui me fait tiquer. C’est une de ces situations dans laquelle vous vivez quelque chose que vous connaissez, mais vous savez que ce n’est pas la même chose. Il y a quelque chose de tellement semblable dans cette différence.

– C’est pas Gribouche ça…, pensés-je

Comme de juste, à cet instant précis, un fort bourdonnement de chabeille se fait entendre, mais ce n’est pas celui de Gribouche. C’est la première que je verrai en dehors de Gribouche ! me suis-je dit, toute contente d’enfin savoir qu’elle n’est pas la dernière de son espèce ! Malheureusement, en me relevant, je pousse un gémissement de douleur qui la fait fuir. Avec un poil de recul, je me demande pour quelle raison elle n’avait pas déjà détalé en m’entendent me vautrer, moi et tout mon matos. La curiosité l’avait peut-être poussée à rester ? Tout ce que j’ai pu voir d’elle fut son petit derrière rond et poilu, noir et jaune, suivi d’assez près de Gribouche. Son départ n’est pas un problème, elle reviendra rapidement. Il lui arrive de temps à autre de prendre son temps pour renifler quelque chose ou chasse. Et certaines fois, je continue ma route sans l’attendre, et elle me rejoint. Pour m’occuper, j’installe le camp pour la nuit, choisissant une petite bute me permettant d’observer le paysage faiblement vallonné autour. Que j’en ai de la chance de pouvoir profiter de ce monde…

Je me perds alors à le contempler. Une douce brise fait onduler les herbes hautes de la vallée en une mer verte, ou les quelques arbres et buissons qui s’y trouvent. Sur l’une des butes ceignant la vallée, un groupe d’abeilles de toutes tailles profite paisiblement du soleil. Je ne peux m’empêcher de rire lorsque l’une d’entre elle éternue, projetant plein de pollen de la fleur qu’elle était en train de butiner. Il n’y a pas un être humain en vue pour venir ruiner ce spectacle parfait. Je soupire en souriant et m’arrache de ma contemplation pour monter le camp et aller chercher du bois pour faire un feu le soir venu. 

Après quelques heures de recherches, et avoir trouvé de quoi manger, me chauffer, ainsi que de quoi laisser mes yeux s’émerveiller, je rentre au camp. Et là, une angoisse me saute à la gorge. Le camp est vide. Dans un monde dans lequel je suis le seul être humain encore en vie, c’est normal, mais si vous avez l’habitude de voyager avec une petite bête et que cette dernière n’est pas là quand vous revenez, vous paniquez. C’est un réflexe naturel. Je me trouve dans cette situation, et je ne sais pas comment gérer la vague, la déferlante qui m’attaque. Je ne peux pourtant pas partir à sa recherche. Le monde est redevenu sauvage depuis que l’humanité n’est plus, et je dois faire attention, en particulier la nuit. En déambulant aveuglément de nuit pour la retrouver, je ne serais qu’une proie pour les prédateurs, bien plus nombreux à présent. J’avais aperçu des ours récemment, et ils sont bien loin de l’image réconfortante des nounours qu’on serre contre soit lorsqu’on a besoin de se rassurer. Tout cela sans s’attarder sur les nouvelles bestioles qui existent maintenant

C’est l’âme en peine, et après m’être forcée à manger un peu, que je me couche. Seule, sous ma tente, sous l’immensité infinie de l’univers, tapissée d’étoile, de galaxies… Cette sensation d’être parmi cet ensemble d’objets célestes tous plus grands et imposants les uns que les autres est écrasante, et grisante aussi. Moi, je suis en vie parmi tout ceci, cette infinité. J’ai la chance de pouvoir voire le monde de mes propres yeux, de le sentir, de le toucher, de manger ce qu’il produit… Dehors, la vie fourmille et j’entends tous ces bruits comme une preuve de sa présence : ça gratte, ça grogne, ça vole… Est-ce qu’elle va bien ? Je m’inquiète pour elle autant, si ce n’est plus, que pour moi. J’espère qu’elle n’a rien. Je n’en ai presque pas dormi, passant mon temps à tourner et virer dans le flot continuel de mon inquiétude.

Au matin, comprenant que je ne gagnerai pas contre l’insomnie provoquée par mes pensées malades, je me lève et sors de la tente après avoir enfilé un manteau bien chaud. Les matins sont encore frisquets et je ne veux pas prendre le risque de tomber malade. Ce que je vois en sortant de la tente me soigne la tête et le cœur en tout cas. Devant moi, le soleil se lève, enflammant la vallée qui coule entre les nombreuses petites butes qui l’entoure. À mon instar, la nature se réveille partout où je porte le regard. De petites fouines qui sortent de leurs terriers, des oiseaux qui grattent la terre humide du matin pour y dénicher des insectes, insectes qui bourdonnent en nombres alors que les fleurs s’ouvrent avec les premiers rayons du soleil. Mais pas son bourdonnement à elle.

Préférant ne pas y penser et ne pas assombrir ma journée, je me suis attaquée à mon déjeuner après avoir fait un rapide brin de toilette. Ce n’est pas une question d’être présentable, mais d’hygiène. De toute façon, je n’ai à être présentable pour personne. Je cherche le plus possible à m’occuper les mains et l’esprit, mais très vite après avoir mangé, je ne peux pas me retenir d’aller la chercher. Sur un coup de tête, et surtout parce que je n’ai pas d’autres idées, je m’aventure entre les buissons par où elle était partie la veille.

Sans sa fuite, je n’aurai pas pu voir combien cet endroit est joli. En bas de la bute sur laquelle j’ai établi mon campement, une petite rivière coule en murmurant quelque chose que je ne comprends pas, ne parlant pas le rivière, mais souhaitant de tout mon cœur savoir quels sont ses mots. Autour, de nombreuses fleurs poussent partout où elles le peuvent, créant un joli désordre. Il est rare de trouver ce genre de lieux, même si l’humanité n’est plus. Certaines voix s’étaient élevées pour dire qu’une fois l’homme disparu, ses traces suivraient progressivement le même chemin, assimilées par la nature. Aujourd’hui, la planète est visiblement dans sa phase d’assimilation. Tout du long de mon voyage vers quelque part, je suis passée par une multitude de paysages qui n’attendent que de passer à autre chose. Les déchets et les infrastructures humaines tiennent encore debout, la plupart n’ayant pas encore commencés à se désagréger ou à tomber en ruines. Cela est ironique en soit, de voir que les immeubles dans lesquels nous vivions et qui étaient fissurés de toute part, ne veulent pas s’effondrer. Pourtant par endroit, de nombreux endroits, la nature commence à se réimposer, perçant le bitume, s’enroulant autour des colonnes de béton, recouvrant les carcasses métalliques des moyens de transports. Cette transition est à la fois déprimante et pleine d’espoir. La planète vient de si loin, mais quoi qu’il arrive, il semblerait qu’elle soit capable de le gérer.    

L’inquiétude qui me tenaille rend les recherches longues, me faisant me demander tous les deux arbres ou buissons passés, quand enfin la retrouverais-je ? Evidemment, plus j’avance, plus mon stress s’amplifie, et plus je trouve le temps long… Pourquoi l’esprit humain est-il fait de cette façon ? Cela ne fait que quelques minutes que je la cherche, et j’ai l’impression que cela fait deux heures que j’angoisse.

Un peu plus loin, entre deux arbres très rapprochés, je marche sur quelque chose de mou, me faisant penser : Tiens c’est bizarre, le sol est mou. Ce qui n’est pas possible. Oui, c’est tout à fait possible, mais pas mou comme ça. En regardant sous mon pied, je vois qu’il s’agit d’une sorte de matière en papier, comme de la cellulose, par endroit très molle, et d’autres assez solide mais friable, dans un gloubi-boulga de couleurs brunes. Cela me rappelle la couleur des nids de frelons, de guêpes ou d’abeilles. Comme il m’est impossible en l’état de savoir du quel de ces insectes il s’agit du nid, mieux vaut être prudente. Surtout que ces insectes avaient connu une belle croissance depuis la fin du monde. Et plus j’avance entre les arbres et les buissons, plus je vois ces bouts de cellulose qui jonchent le sol et la nature, et plus j’appréhende de voir un spécimen venant du dit nid. Je fais attention au moindre bruit, guettant tout bourdonnement. Je ne sais évidemment pas quel insecte bourdonne de quelle façon, ne parlant pas non plus l’abeille, le frelon ou la guêpe, mais cela m’aide à savoir quelle zone éviter.

Je suis vraiment impressionnée par cette zone, préservée de la main de l’homme. La nature y est reine. À la fois silencieuse et tonitruante, calme et impitoyable, simple et époustouflante de beauté.

Et là, entre deux arbres, je les vois. Elles sont trois, drapées de rayons de soleil. La plus grosse est allongée sur le flanc, ronflant lentement et puissamment, soulevant ses larges rayures jaunes et noires régulièrement. De la taille d’une voiture, je ne souhaite clairement pas me retrouver sur son chemin si elle se met à s’énerver. Contre son ventre est couchée Gribouche, somnolant et profitant de la douceur du soleil, au rythme régulier du ronflement. Et roulée en boule contre ma grosse Gribouche, une petite abeille dort paisiblement. Je me suis trompée, ce n’est pas une autre chabeille, mais une abeille qui a perdu son nid que j’avais vu. Les “trucs” que j’ai trouvé par terre sont des morceaux de nid, qui ont été dispersés en tous sens, par je ne sais quoi. Je n’ai pas souvenir d’une tempête ayant eu lieux récemment, je pense donc que c’est quelque chose qui a attaqué le nid. Quelque chose capable de mettre en déroute des bêtes pouvant être plus grosses que des voitures, voire davantage. Le côté rassurant de la chose est qu’elle n’est plus dans la zone. Les abeilles ne seraient pas aussi détendues si c’était le cas. Il est vrai qu’elles ont l’air si paisibles, si détendues. Comme si rien ne pouvait les atteindre, les déranger. Peut-être devrais-je faire comme elles ? Profiter de l’instant présent, profiter du soleil…

Suivant leur exemple, je m’allonge sur le dos, calant ma tête sur ma veste roulée en boule, au soleil, à quelques pas d’elles. Là, avec le soleil baignant mon visage, je me laisse bercer par le ronflement de l’abeille et je les rejoins rapidement dans le pays des rêves. 

 

 

Merci à vous pour votre lecture ! Si ça vous a plu, n’hésitez pas à laisser un petit commentaire, à partager, et à noter en utilisant le système de notation ci-dessous !

Pour celles et ceux intrigué(e)s par les chabeilles et les abeilles, allez faire un tour du côté de chez Eupholie, son travail est super cool !

5/5

Bestiaire : les arachnoïdes fugaces

Faites la rencontre des arachnoïdes fugaces, une espèce de fougères, étonnante. Ce texte, commencé lors d'un atelier d'écriture, au jardin des plantes de Nantes, est une petite fenêtre ouverte vers l'évasion. 
Bonne lecture !

L’arachnoïde fugace est une plante remarquablement étrange, que vous soyez arachnophobe ou non ! J’en fis la découverte en cherchant un ami m’ayant donné rendez-vous sous un félinopéa qu’il souhaitait me montrer. Alors que j’allais presque le rejoindre, je chus lamentablement et me retrouvai devant un parterre inconnu, la face couverte de toiles d’araignée.

Ici, au milieu des arbres, près du parc troisième prince, je vis une grande quantité de fougères, bien espacées, ne dépassant pas les vingt centimètres de haut. À leurs feuilles pendaient ce que je pris pour de menues baies rouges. Quelle ne fut pas ma surprise en les voyant se déplacer ! Certaines arboraient de petites pattes, huit en tout et pour tout.

Peu après, nous revînmes avec mon ami, Emmett, et les avons observées. Nous avons déterminé sans difficulté que ces baies étaient les fruits des nombreuses fougères que nous vîmes, et non une espèce symbiotique d’araignées. Ces baies deviennent rapidement rouges, avant de progressivement se changer en araignées, conservant toutes les caractéristiques d’un fruit. Leur espérance de vie était courte, voire fugace. Pour Emmett, elles étaient timides, aucune plante ne se touchant, et les araignées ayant très peu d’interactions les unes avec les autres. Je pense simplement que cette distanciation vient d’un besoin d’espace pour tisser leurs toiles, mais je m’abstins de le mentionner.

Oh ! Pour revenir à nos baies, il nous est arrivé de les goûter. Nous n’avions pas réalisé qu’elles avaient envahi notre repas, aussi en avons-nous ingérées. Nous trouvions qu’il était particulier que notre viande ait un goût sucré, ce qui nous a alertés. Pour moi, elles ont une flaveur purement sucrée, Emmett les sent caramélisées, cela doit donc être fonction du goûteur. Leurs saveurs s’altèrent le temps faisant et elles deviennent amères lorsque les pattes poussent pour que la baie ne se promène. Aucun de nous n’a été assez courageux pour en manger une à l’âge adulte, avec les huit pattes et la tête.

Leur couleur rouge est suffisamment importante pour la signaler. Bien que très petites, ne dépassant pas le demi-centimètre, elles sont grandement visibles. Des prédateurs, entre autres. Elles gagnent à être dévorées, comportement qu’on retrouve chez certaines espèces parasitaires. De plus, lorsque la fin approche, nous les avons vues gagner des endroits en hauteur, et se mettre à se dandiner, dans une sorte de danse. C’était là très amusant de les voir gigoter ainsi !

Rapidement, nous nous sommes rendu compte qu’elles appréciaient la musique. Oui ! Mon ami Emmett est musicien et il nous fait fréquemment part de ses talents. Un jour qu’il s’ennuyait pendant que je notais moult informations concernant nos arachnides, il s’occupa en jouant du piccolo. Aussitôt, les spécimens que j’étudiai se mirent à se trémousser, plus ou moins en rythme, sans forcément chercher à rejoindre les hauteurs. Nous en avons déduit qu’elles adoraient les instruments à vent, appréciaient sans plus les percussions, mais vouaient une aversion sévère aux cordes. Alors qu’il jouait de la lyre, il subit l’attaque d’un escadron de baies, dont il avait assurément provoqué l’ire. Il reçut même une piqûre ! Nous paniquâmes un peu sur le moment, ne sachant pas si celle-ci était dangereuse. Finalement, sa salive lui parut caramélisée et il ne sut plus jouer de lyre pendant un court instant. Les arachnoïdes ne voulurent pas en rester là. C’est donc avec surprise, que nous découvrîmes la lyre enveloppée de toile le lendemain à notre réveil.

Cette toile, justement, a des propriétés assez intéressantes, bien que ce ne soit pas extraordinaire. Elle semble se comporter comme du sucre. Par un jour de fort soleil, cognant juste ce qu’il faut, nous vîmes les toiles s’affaisser, comme si elles fondaient. Elles prirent aussi un aspect translucide. Pour la science, Emmett décida de les goûter. Je sais pertinemment que ce n’est que par pure gourmandise, mais ne dis rien. Il m’a juré qu’elle lui faisait penser à un sirop de fraise concentré, et je veux bien le croire. Je me rappelle avoir trouvé ma sueur sucrée-salée le jour où je suis tombé. Je refusais néanmoins de porter les toiles à ma bouche, craignant de m’étouffer avec.

Dans nos expérimentations, nous avons essayé de les faire pousser en dehors du bosquet où nous les avons découvertes. Cela ne prit jamais, nous en avons conclu qu’elles sont endémiques uniquement de ce bois. Les conditions ne nous y paraissaient pas si exceptionnelles, mais semblaient leur seoir parfaitement. Nos essais dans le petit bois étaient tous concluants.

Je me dois de conclure, n’ayant pas appris beaucoup plus à leur sujet. Bien trop isolées dans l’écosystème, elles ne sont pas très utiles à celui-ci. C’est nonobstant ici toute la beauté de la nature. Bien qu’elle ne semble pas avoir d’utilité à faire pousser ces plantes, elle le fait, se moquant de son utilité. Elles poussent, et c’est ainsi. La nature se moque des avis et des opinions.

Pour nous, cette découverte aura été une bulle à l’écart du monde, nous permettant de souffler et d’oublier nos obligations.   

Je vais bien

        Ceci est un texte que j’avais produit pour participer au concours Ecrire!, proposé par une structure associative de Rennes. Il s’agissait d’un concours avec incipit imposé, à savoir “Je vous écris de… “. Les lauréats ayant été annoncés, je me permet de vous partager ma participation :

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Je vous écris de chez moi, pour vous dire que je vais bien. Voilà, c’est dit. J’ai remarqué qu’on ne correspond que pour s’annoncer que nous avons un quelconque problème, mais c’est aussi important de dire lorsque ça va. Alors, je le dis : Je vais bien.

         Il est vrai que ce genre de déclaration tue un peu toute discussion dans l’œuf, je l’admets. Eh bien, oui, nous sommes tous pareils : lorsque nous apprenons qu’un mal ronge une de nos connaissances, nous ne pouvons nous empêcher de faire une remarque. Nous donnons une anecdote liée au mal, du type « Je connais quelqu’un ayant eu la même chose… », ou bien « J’en ai entendu parler, et ils le soignent bien à présent», ou encore « Oulah, j’espère pour toi que ça va aller », réaction qui n’engage en rien. Il faut le reconnaître que nous sommes friands de ces échanges et anecdotes, comme si le mal nous ravissait, et le bien nous indifférenciait. Je me permets donc d’attirer votre attention sur le fait que je vais bien.

         Je l’écris ainsi puisqu’aujourd’hui je peux le dire et le mettre par écrit, je ne souffre d’aucun mal. Aucune douleur de quelque nature, pas de bobos, un vide complet de souffrance, l’absence d’affliction en tout genre, un désintérêt de la détresse pour mon être. En bref, rien d’alarmant, rien de terrifiant ou de suffisamment grave pour tirer une larme à un proche. En soi, rien. Et en cela, je peux me répéter et écrire : Je vais bien.

         Cependant, si je me dois d’être honnête, il y a bien un mal qui m’étreint. Un mal qui nous touche tous, et qui nous laisse souffreteux. Ses symptômes sont nombreux et diffèrent systématiquement selon la personne qu’il frappe. Il est pernicieux, et attend patiemment, dans l’ombre, de pouvoir s’insinuer en nous à la moindre occasion. Il ne fait aucune différence du bien portant ou du malingre. Dans mon cas, la logorrhée est un symptôme, et un remède en soi. Force m’est pourtant de reconnaître que son effet est limité. Je pense que vous l’aurez compris, mais oui, bien que j’aille bien, je m’ennuie, platement et totalement.

         Bref, je ne voudrais pas faire naître en vous ce mal, en poursuivant pour ne rien dire. Je vous souhaite d’aller bien, et en l’attente de votre réponse, je vous souhaite une bonne journée.

Moi.

La bicoque

Je souhaitais vous partager ceci pour Halloween, mais le temps m’a manqué. Ce n’est pas grave, le voici ! On s’écarte de la poésie, de l’aventure et du fantastique, pour quelque chose qui fait peur (qui essaye de faire peur).

Bonne lecture !


De lourds nuages gris sombre tapissaient le ciel de leur air lugubre. Un vent frais venait souffler par rafales entre les deux buttes qui longeaient la vallée qu’ils arpentaient. Alors qu’ils arrivaient en bordure d’un champ de blé qui avait pourri sur pieds, la femme la plus jeune du groupe rompit le silence.

    • C’est donc ça l’origine de cette odeur pestilentielle ? maugréa-t-elle. C’est fou comme peu importe la forme qu’il prend, le blé pue.

    • Je doute que ce soit ça, lui répondit un quadra au visage tailladé par la fatigue. Il doit y avoir une bête crevée dans l’coin, c’est pas possible autrement.

    • Mes chéris, est-ce vraiment utile d’avoir la réponse ? Je propose qu’on avance, poursuivit la troisième et dernière membre du groupe. Je sais qu’il y a longtemps que je n’ai plus rien d’une princesse, mais j’aimerai profiter du luxe d’avoir un toit au-dessus de ma tête cette nuit pour dormir. Et je propose qu’on fasse le tour de toute cette pourriture.

    • Ne t’en fait pas Marjorie, tu n’as pas des goûts de luxe. On veut tous dormir sous un toit, surtout que les tentes sont foutues.

    • Ça tombe bien, regardez là-bas, dit l’homme en leur tendant des jumelles. Il y a un bâtiment qui ressemble à une grange. Je pense qu’on sera loin d’un quatre étoiles, mais on sera pas dehors.

    • Eh bien, qu’est-ce qu’on attend ? En route pour l’espèce de grange que nous a trouvée Rob’, et faites attention où vous mettez les pieds, y’a du blé pourri…

Le petit groupe marcha tranquillement vers le bâtiment, toujours fouetté par les bourrasques. En s’approchant, ils ne décélèrent aucune activité autour et en conclurent qu’il était abandonné, depuis longtemps.

    • Allez le palace, montre-nous ce que tu as dans le ventre ! s’exclama la jeune femme en se jetant sur la porte pour l’ouvrir.

    • Attends Jasmine ! Lança Rob’, on ne sait pas ce qu’il y a à l’intérieur, alors autant être prudent.

    • C’est bon, c’est qu’une grange mec. Y’a aucun bruit à l’intérieur, il n’y a aucun risque.

    • Justement, insista l’homme en portant la main à son arme à feu. Le groupe qu’on avait croisé près de New-London m’avait parlé de créatures qu’ils avaient rencontrées de trop près, et qui avaient tué deux de leurs membres. Elles étaient totalement silencieuses et affectionnaient particulièrement les endroits clos et obscurs.

    • Détends-toi du slip mec ! lança, Jasmine. C’est safe[ En anglais, signifie sécurisé, sans dangers].

    • Jasmine, intervint Marjorie, écoute Rob’. J’ai pas envie de crever parce qu’on s’est précipitées. Alors s’il te plaît, ouvre cette porte avec précaution…

La main toujours posée sur le loquet de la porte, elle jeta un regard tendu à ses deux camarades, son assurance l’ayant totalement quittée. Une goutte de sueur roula dans son dos; Marjorie déglutit difficilement, avant de continuer.

    • Plus je m’approchais de cette grange, moins j’étais bien. Sincèrement, si on ne dort pas ici, je vous en veux pas.

  • Arrêtez de me faire peur comme ça les gars, murmura Jasmine entre ses dents. Bon, j’ouvre, préparez-vous.

Le bruit de deux armes lourdes qu’on arme lui répondit.
Ils étaient prêts et concentrés.
Peu importe ce qui sortirait de cette grange, ils allaient le descendre.
Jasmine annonça d’un hochement de la tête l’ouverture de la porte, et d’un geste, elle souleva le loquet qui la libéra. À l’intérieur, les ténèbres régnaient, percées seulement de-ci de-là, par de faibles traits de lumière provenant de nombreux orifices dans les murs et le toit. Mais la lumière qui s’engouffrait maintenant par l’entrée leur confirma ce qui les effraya : les ténèbres grouillaient. Partout, elles semblaient se mouvoir en tous sens. Alors que certaines cherchaient à fuir la lumière, d’autres semblaient soudainement attirées par ce nouveau monde et commençaient déjà à sortir.

    • Reculez ! cria Marjorie, joignant le geste à la parole.

    • Attendez, je vais fermer la porte ! lui, répondit Jasmine.

    • Non ! hurla Rob’, trop tard.

Le regard absorbé par la marée d’insectes leur arrivant dessus, Jasmine fit un geste pour fermer la porte, pensant savoir où elle se trouvait. Sa main vint alors trouver l’intérieur de porte, aussi couvert d’insectes. Certain d’entre eux voulurent inspecter ce nouvel environnement qu’était sa main et commencèrent à grimper dessus, tandis que d’autres se sentant agressés, ripostèrent comme ils le purent, arrachant un cri de douleur à la jeune femme.

    • On se tire tout de suite ! vociféra Rob’ en attrapant Jasmine par le bras.

Les flammes d’un feu de camp dansaient harmonieusement avec les ombres qu’elles créaient. Rob’ poussait des cendres avec une branche qu’il avait trouvée, le regard dans le vide, l’esprit absent. Marjorie s’assit lourdement à côté de lui, poussant un soupir tout aussi lourd.

    • Bon, c’est pas joli. Elle a été piquée et mordue plus d’une dizaine de fois sur la main gauche. Sauf en mettant la main dans une ruche, c’est compliqué de voir ça. Celle-ci est complètement gonflée jusqu’au poignet. J’ai dû lui couper deux doigts qui présentaient des formes de nécrose. Elle a de la fièvre et je ne sais clairement pas comment tout ceci va évoluer. Je n’ai pas vu quelles saloperies lui ont fait ça, donc je peux même pas dire si elle passera la nuit ou non.

    • Putain, si on m’avait dit qu’on pouvait crever à cause de petits insectes de merde. J’ai envie de retourner cramer cette grange… grogna-t-il, mais ça serait perdre du temps et je sais même pas comment ils vont réagir…

    • C’est rien, cesse de te faire du mouron. Tu pouvais pas savoir ce qu’il y avait dans cette grange. Tu lui as même plus qu’ordonné de ne pas se précipiter pour l’ouvrir. Tu n’y peux rien. Écoute, j’imagine que tu vas avoir du mal à dormir, mais essaye, je vais monter la garde cette nuit. Je dois la surveiller de toute façon.

    • Merci, Marjo, t’es la meilleure…

    • Ne le répète pas trop, je risque de le croire à force…
      Leur nuit fut longue, agitée par les gémissements de Jasmine, les bruits de la faune sauvage, le vent frais semblant ne jamais cesser de souffler. Rob’ eu l’impression de ne pas dormir, sautant pour saisir son arme régulièrement.

Le lendemain de l’attaque, le groupe ne se déplaça que très peu, trop épuisé par leur nuit. Jasmine avait déliré toute la nuit, sous l’emprise de la fièvre, et probablement du venin des insectes. Par chance, elle garda sa main, ne perdant que deux doigts, grâce aux soins de Marjorie. Cette dernière avait sauté à son chevet dès qu’elle avait gémi de douleur. Rob’, de son côté, s’était levé en pointant son arme dans tous les sens au moindre bruit.

Au levé du jour, la fièvre baissa et Jasmine s’endormit profondément. La nuit suivante, Morphée les rattrapa toutes et elles dormirent d’un sommeil réparateur. Rob’ s’endormit pendant son tour de garde et Marjorie ne le réveilla pas pour prendre son quart. Cela aurait pu être la fin de leurs aventures, mais aucune créature ne les choisit afin d’en faire son festin.

Elles reprirent leur chemin à travers la campagne américaine, le lendemain, reposées. Elles faisaient route vers le nord, nouvel eldorado mondial. Il y faisait un froid à pierre fendre, mais le malheur qui se répondait ailleurs n’y avait pas emprise, selon les rumeurs. Alors, autant s’en assurer elles-mêmes, et pourquoi pas rejoindre un groupe sur place. Dans le cas où c’était également la merde là-haut, elles verraient le moment venu. Rob’, en bon pessimiste qu’il était, avançait que ce n’était que des chimères, mais faisait confiance aux filles.

Le ciel peint grossièrement d’une couleur ocre épaisse, tâché de gris, elles arpentèrent durant deux jours, les buttes et vallées à l’herbe haute, les cultures pestilentielles où tout avait pourri sur pieds. Elles avaient pris l’habitude d’éviter les lieux témoignant d’une présence humaine, ou animale, ayant eu leur lot de mauvaises aventures les concernant. Elles avaient croisé la route d’un groupe, plus grand que le leur, leur ayant promis nourriture, sécurité, santé… Elles n’avaient trouvé que des cannibales, ayant torturé et dévoré l’un des leurs.

Marjorie se le remémorait en observant une grange, entourée d’un potager entretenu, suffisamment grand pour nourrir plusieurs dizaines de personnes.

    • On ferait mieux de faire un détour, dit-elle en rabaissant des jumelles. Il y a un groupe au niveau de la grange en face. Environ quarante personnes.

Alors que Rob’ allait répondre, un bourdonnement se fit entendre, s’amplifiant rapidement. Son origine se présenta sur leur droite en un large nuage d’insectes, volant vers l’ouest.

    • Bordel, dites-moi que vous le voyez aussi, demanda Jasmine en commençant à paniquer.

    • On le voit, répondit Rob’, tendu. Vous pensez que c’est quoi ? Des criquets ?

    • J’pense qu’on devrait parler d’aut’e chose, gémit Jasmine en se prenant la tête. Ce bruit est atroce ! se mit-elle à crier.

    • Ce n’est rien, tenta de la rassurer Marjorie. Ils ne nous ont pas vues et se moquent bien de nous. Allons nous cacher dans ce bosquet mes chéris.
      Avant d’avoir pu faire un pas, Jasmine rendit son maigre petit-déjeuner.

    • Allez, ma belle, allons nous abriter, l’encouragea Marjorie en l’aidant à marcher.

Rob’ les rejoignit pour les aider et en moins de temps qu’il en fallait pour le dire, elles étaient sous le couvert des arbres. Cependant, le bourdonnement enfla, tant le nuage d’insectes était colossal. Ça et là, des criquets se posaient un moment pour manger, se ménager… Jasmine était perdue en pleine crise de panique, assise contre le tronc d’un arbre, essayant de repousser des insectes ne s’étant pas posés sur elle. Sa panique s’accompagnait de geignements et de cris, ne parvenant pas à se calmer.

    • On est là, avec toi ! cria Marjorie à son intention, se portant à son niveau. Tu ne risques rien !

De son côté, Rob’ cherchait un moyen de se tirer de cet enfer, en vain.

    • Hey ! Par ici ! cria une inconnue. Il y a une grotte par ici !

Rob’ réfléchit rapidement et se lança aux côtés de Jasmine pour l’aider à se relever.

    • Qu’est-ce que tu fous ? s’emporta Marjorie. On peut pas lui faire confiance !

    • T’as une meilleure option ? J’suis à l’écoute, mais là on n’a pas le temps de réfléchir. Allez, on fonce !

À contrecœur, Marjorie se leva pour les suivre. Sans peine, elles parvinrent au niveau de la jeune femme qui les guida vers une petite gorge, où l’air humide sentait l’automne.

    • Allez-y, installez-vous, les invita-t-elle d’un ton légèrement bourru, sans le vouloir. J’suis Layla… Et bienvenue, j’imagine.

Le groupe s’installa dans la grotte, un peu sur ses gardes. Une fois Jasmine calmée, elles se présentèrent. Elles n’apprirent pas beaucoup de Layla, n’aimant pas parler d’elle. Son prénom venait de son père, fan d’Éric Clapton. Elle agissait rapidement, préférant la force à la parlotte. Son crâne rasé était dû au groupe qu’elle avait quitté. Les règles qu’il imposait étaient très strictes, trop pour elle. Elle avait osé refuser de les suivre, alors pour l’exemple, son crâne avait été rasé. Cela avait précipité sa fuite, après avoir pété la mâchoire du chef du groupe. Tout comme celui qu’elle venait de rencontrer, elle évitait généralement les groupes. Pourtant, elle n’avait pas hésité à leur venir en aide, trouvant un écho dans la peur de Jasmine. Aussi, elle aimait les lapins.
Elles reprirent de nouveau leur route le lendemain, accompagnées de Layla. Elle avait entendu parler d’une communauté vivant au nord, à l’orée d’une forêt canadienne et disposant de tout ce dont il fallait pour vivre. Appréciant cette chimère, elle voulait la suivre. Elle disait avec humour “Peut-être que le vert de l’herbe canadienne me plaît davantage que celui des USA”.
Pendant plusieurs jours, elles suivirent un chemin accidenté, accompagnant un cours d’eau serpentant au travers du paysage scarifié de gorges peu profondes. Fréquemment, une odeur nauséabonde les assaillait, provenant d’un cadavre charrié par l’eau ou bloqué dans celle-ci. Ce n’était pas un voyage de tout repos, mais elles étaient à l’abri des dangers.

Un jour, alors que la cicatrice terrestre se refermait, la pluie se mit à tomber, lourde et froide. Toutes enfilèrent leurs vêtements de pluie, sachant pertinemment qu’elles devraient rapidement trouver un endroit pour être au sec. Comme une réponse à leurs prières silencieuses, une grande bâtisse en bois se dressa devant elles, clairement abandonnée. Juste à côté, un champ de maïs moisissait, de nombreuses ardoises étaient percées, brisées ou manquantes, le bois constituant la maison était vermoulu par endroits. Néanmoins, elle était grande et offrait un certain confort. Un porche faisait tout le tour des lieux et était étonnement en bon état.

    • Mes princesses, voici notre palace pour cette nuit, ironisa Marjorie.

    • On ne fera pas les fines bouches, répondit Rob’, on attrapera la crève sous la pluie. Allons, tous au sec !

Pressées de ne pas se faire mouiller plus longtemps, elles hâtèrent le pas et entrèrent dans la vieille demeure, le souffle court. Aussitôt à l’intérieur, une odeur de poussière et de moisissure les agressa, charriée par un vent froid.

    • Au moins, nous serrons au sec pour dormir, soupira Layla. Ça vous chante de faire le tour du propriétaire ? Histoire de savoir si on est seules ?

    • Bonne idée ma grande, confirma Marjorie. On est jamais trop prudentes. On s’occupe de l’étage Layla ?

    • Ça roule ! Nous f’rons aussi le grenier si nous trouvons un moyen d’y grimper.

Environ une heure plus tard, le groupe se retrouva dans le salon, rassuré.

    • Bien, mis à part la colonie d’araignées qui habite les lieux, nous sommes seules, annonça Layla.

    • Ouep, et c’est rassurant, enchérit Jasmine. Vu l’heure, on va pouvoir se préparer un bon endroit pour dormir, et un bon repas.

    • Il y a tellement de poussière ici qu’il est préférable de préparer le repas dehors, grogna Rob’. Je m’en occupe, mais avec ce qu’on a, vous attendez pas à du grand luxe.

    • Ça ira de pair avec la baraque, railla Jasmine. Nan, mais vous avez vu les poupées ? J’en ai encore la chair de poule…

Il est vrai que la maison avait un charme des années 1950, et tout laissait penser qu’elle y était restée coincée, à jamais. Mobiliers et décorations étaient d’époque, tout comme la crasse qui les recouvrait. Le décalage de modernité le plus important avec ce qu’avaient connu les survivants venait des chambres. Les lits, que ce soit le meuble en lui-même ou le matelas et le linge de maison, étaient repoussants, et toutes étaient d’accord pour dormir dans leur sac de couchage. Dans une chambre du rez-de-chaussée, ayant probablement appartenu à une petite fille, trônait une vitrine poussiéreuse, au bois massif verni. À l’intérieur était visible une collection de poupées, observant les occupants de la chambre. Certaines semblaient avoir des yeux donnant l’impression de vous suivre, où que vous soyez, alors que certaines vous observaient de leurs orbites vides. Cependant, ce qui effraya le plus les filles fut une poupée manquante. Chaque étagère de la vitrine accueillait quatre poupées, à l’exception d’une d’entre elles n’en ayant que trois, laissant penser que l’une d’elles se promenait peut-être dans les parages…

Le repas avalé, elles discutèrent un peu, appréciant le confort d’un toit au-dessus de la tête, cherchant à repousser au maximum l’heure du coucher. La fatigue l’emportant, Jasmine et Marjorie s’endormirent rapidement, laissant à Layla le luxe de prendre le premier tour de garde. Elle insista et ne laissa pas le temps à Rob’ de répondre, prétextant préférer dormir dehors pour s’éclipser. Rob’ se résigna et s’allongea dans son lit de fortune, sans pour autant trouver le sommeil. Tel une saucisse sur un barbecue, il tourna et vira, mais aucune position ne faisait l’affaire. Il tenta de faire le vide, se concentrer sur sa respiration, sur la pluie. En vain.

Soudain, un cri de surprise, glaçant, suivi de son homologue de douleur, lui fit rater un battement de cœur. Il bondit de son couchage, arme au poing, hurla aux filles de se lever et traça vers l’extérieur. Il était certain d’avoir reconnu Layla, qu’il n’entendait plus, pas même pousser un simple gémissement de douleur.

En sortant, il la trouva immédiatement, couchée sur le flanc, tachée de sang. Rob’ se jeta en un instant à ses côtés, les sens en alerte.

    • Layla ! Tu m’entends ?! cria-t-il en la secouant légèrement. Ça va ?

    • Ouais t’inquiètes, grimaça-t-elle entre ses dents. C’est superficiel, j’ai bien fait de garder mon cuir…

    • Économise tes forces, essaye de rejoindre les filles à l’intérieur ! lança-t-il en se relevant pour suivre la trace sanglante laissée par ce qui l’avait attaquée. Je vais chasser cette saloperie.

    • Attends ! lança Layla en toussant. Il ne vient pas…

Mais Rob’ ne l’entendait déjà plus, ayant tourné au coin de la maison. Plus loin, la trace disparaissait sous la pluie, mais menait vers la cave. Par chance, il avait pris sa lampe torche avec lui. L’allumant, il s’enfonça dans les ténèbres sous la maison…

 

De leur côté, Marjorie et Jasmine étaient montées se réfugier dans une chambre sinistre, baignée de la lumière sélénite. Sur le sol, l’ombre de la pluie passait en silence. Marjorie alla à la fenêtre, mais fut incapable de voir quoi que ce soit. Jasmine avait froid et essayait de se réchauffer en se massant les bras, tout en marchant de long en large.

    • Tu penses que Layla va bien ? demanda-t-elle inquiète. Elle nous aurait rejointes si elle avait pu le faire…

    • Je suis certaine que tout va bien, répondit Marjorie, autant pour se rassurer que Jasmine. Je n’ai pas entendu de coup de feu ni de cri…

    • Si tu le dis… j’espère que tu as raison…

Trop tendues pour poursuivre la discussion, elles laissèrent place au silence. Autour, le vent mugissait en se faufilant dans les nombreux trous de la maison, la faisant souvent craquer. Parfois, il s’emballait et donnait l’impression que la pluie venait fouetter la maison, pareille à une bête enragée souhaitant désespérément entrer.

Ce silence les angoissait. Rob’ et Layla auraient dû revenir depuis longtemps, ou se manifester. Ce n’était pas normal et c’en était trop pour Jasmine.

    • Je vais voir pourquoi ils ne reviennent pas.

    • Non, attends ! s’écria Marjorie. Je suis d’accord avec toi, mais on ne peut pas s’élancer comme ça à leur recherche. On ne sait même pas ce qu’il se passe.

    • Justement ! s’emporta Jasmine. Nous ne pouvons pas rester sans rien faire.

Les deux femmes se turent brusquement. Dans le couloir, elles entendirent le lourd bruit d’un pas claudicant, accompagné du raclement d’un objet lourd et long. La créature à laquelle ce pas appartenait se rapprochait d’elles, le son s’amplifiant à chaque pas et laissant entendre un nouveau bruit : la plainte lancinante d’un enfant blessé. Elles se regardèrent en déglutissant avec difficultés, en silence. Aucune n’osait bouger ni faire de bruit. Pourtant, Marjorie ne put se retenir.

    • Il y a un enfant ! chuchota-t-elle. Il faut l’aider ! On ne peut pas le laisser souffrir, s’emporta-t-elle en voyant Jasmine secouer la tête.

Dans le couloir, la créature grogna et se mit à accélérer dans leur direction. En silence, Jasmine se frappa le front en faisant face à Marjorie, une grimace de colère déformant ses traits. D’un coup, la créature se déchaîna contre la porte les séparant, heureusement fermée à clé, se jetant corps et âme sur celle-ci.

Les filles firent rapidement le tour de la pièce du regard, à la recherche d’une issue. C’est Jasmine qui la trouva, sous la forme de la fenêtre et qui attira Marjorie vers celle-ci.

    • Mais… commença-t-elle.

    • Y’a pas de “mais” qui tienne, la coupa Jasmine en chuchotant, énervée. On va passer par là, et se mettre sur le porche, en espérant qu’il nous supporte.

Elle passa une jambe par la fenêtre et grimaça lorsque la pluie lui trempa la jambe. Du pied, elle testa la solidité du porche avant de faire basculer son poids dessus. Il craqua de mécontentement, mais tint bon. Elle aida Marjorie à la rejoindre une fois dehors, et elles refermèrent la fenêtre dans leur dos. D’un pas mal assuré, elles commencèrent à rejoindre le coin de la maison, non loin. La pluie tombant abondamment et étouffant les sons environnants, elles ne savaient pas si la créature les avait suivies.

Elles se figèrent soudainement en entendant un bruit de course sous leurs pieds, se dirigeant vers l’entrée. Puis le silence se refit, seulement pour être violemment déchiré par un puissant coup de feu, venant du hall d’entrée. Jasmine et Marjorie se dévisagèrent, ne sachant que faire. C’est encore une fois Jasmine qui prit l’initiative et qui passa par la fenêtre à leur droite, pour se retrouver dans une bibliothèque, sombre et poussiéreuse. Là, une bibliothèque s’était effondrée, répandant son contenu au sol en une pile de vieux livres. Jasmine entendit Marjorie la suivre dans le silence pesant qui suivait un coup de feu. En s’approchant lentement de la porte, elles entendirent un bruit de pas lent dans les escaliers. Sûre d’elle, Jasmine ouvrit la porte et appela tout bas.

    • Rob’ ? J’étais certaine que c’était toi, j’ai reconnu ton pas.

    • Elle est avec vous, la créature ? demanda-t-il de but en blanc. Et Marjo et Layla ? poursuivit-il en la voyant secouer la tête.

    • Marjo est là, mais aucune trace de Layla…

    • Je lui avais dit de vous rejoindre… répondit Rob’ gravement.

Jasmine eu un pincement au cœur en y pensant. Et si c’était elle qui avait essayé d’entrer dans la chambre ?

    • C’était toi le coup de feu ? s’enquit-elle. T’as tiré sur quoi ?

    • La créature, je la voyais d’en bas. Ça va ? demanda-t-il en les rejoignant devant les restes de la porte qui les abritait avant de sortir sur le porche. Bref, il n’y a pas le temps de discuter, sortez, il faut se tirer de là. Ce n’est pas un prédateur qui vient de l’extérieur.

    • Non, il y a un enfant ici, je dois l’aider, refusa Marjorie.

    • T’es folle, lança Rob’. S’il y avait un gamin ici, on l’aurait vu en fouillant la baraque.

    • Oui, tout comme cette créature, railla Marjorie en sortant son arme. J’y vais.

    • Pendant que vous vous disputez, je sors chercher Layla, elle est probablement restée dehors.

    • Arrête Marjo ! lança Rob’ en lui attrapant le bras, le ton montant. C’est une connerie, cette bête va nous tuer !

    • Je ne peux pas laisser un gamin crever ! pesta Marjorie en se dégageant de son étreinte. Je suis une mère et un enfant à besoin d’aide, dit-elle en s’énervant. Tu aurais laissé tes enfants dans cette situation ?!

    • Nos enfants sont morts, Marjorie, et là n’est pas la question, il faut SORTIR !

Mais Marjorie n’écoutait déjà plus, et se lançait déjà dans une large pièce de vie, où dormait une cheminée. Elle balaya sa lampe torche sur le mur du fond et s’immobilisa. Dans la lumière de sa torche, la créature grimpait lentement au mur. Bien qu’elle ait une apparence humaine, elle ne l’était pas. Elle ressemblait à s’y méprendre à un enfant, d’environ un mètre vingt, blanc pâle. Ses pieds et mains étaient en fait des pattes, ses “mains” étant constituées d’énormes griffes prenant la couleur d’un vieux tissu imbibé de sang séché. Sous sa peau, ses os roulaient à chacun de ses mouvements.

Soudainement, il s’immobilisa, et le silence se fit, seulement habité des respirations haletantes de chacun. Et lentement, dans un concert d’os qui craquent et de couinements, il fit tourner sa tête dans son dos, afin de faire face aux nouveaux venus, dévoilant son visage cauchemardesque.

Il était dépourvu de nez, seuls deux trous se trouvant à son emplacement lui servaient à sentir. Au-dessus, deux larges yeux blancs, aveugles, “regardaient” dans leur direction. Il ouvrit une large bouche, dévoilant deux rangées de crocs jaunâtres et abîmés. Le pourtour de sa bouche était lézardé de cicatrices et de la chair pendante était visible un peu partout, se blessant en mangeant.

Un hurlement puissant naquit dans sa gorge, renversant Marjorie. Un coup de feu claqua dans ses oreilles et la créature s’effondra en couinant.

    • Non ! hurla Marjorie, ne lui fait pas de mal !

    • Tais-toi et lève-toi ! ordonna Rob’ en l’aidant à se lever.

Ils détalèrent alors que la créature se releva en hurlant, et commença à les poursuivre. Ils atteignaient le bas des escaliers lorsqu’ils la virent chuter devant eux, dans un déluge de bois venant de la rambarde. Mués d’un même réflexe, ils éteignirent leur torche et ne firent plus un bruit. La créature les cherchait, se rapprochant d’eux en essayant de les sentir. Rob’ releva son arme lentement, lorsqu’un cri venu de l’extérieur les fit sursauter. C’était Layla ! pensèrent-ils en silence, alors que la créature tournait les talons pour voir d’où venait le bruit et sortir.

    • Suivons là ! pressa Rob’.

Marjorie le suivit, secouée. Voir la créature avec cet aspect enfantin était très difficile pour elle. Elle était persuadée que c’était un enfant changé en créature sauvage à cause de mauvais traitements, et elle souhaitait l’aider. Un nouveau coup de feu retentit alors qu’ils sortaient. La créature se releva de nouveau, en hurlant sur quelqu’un se trouvant dans le champ de maïs. Ils comprirent que les filles étaient dans le champ.

    • V’nez vers nous ! cria Jasmine. L’odeur de pourriture la repousse.

Elle refit feu, et Rob’ et Marjorie en profitèrent pour les rejoindre. La créature s’époumonait de douleur, s’égosillait de rage, la bave aux lèvres.

    • On fait quoi maintenant ? lança Rob’ en retrouvant Layla et Jasmine.

    • On s’tire, cracha Layla. Par le champ !

Joignant le geste à la parole, elles filèrent alors que les cris de la créature leur vrillaient toujours les tympans, courant autour du champ.

Après une nuit agitée, et très courte, elles revinrent sur leurs pas afin de récupérer leurs affaires laissées la veille.

    • Et donc Layla, tu vas continuer à nous suivre ? s’enquit Rob’ en pénétrant de nouveau dans le champ.

    • Ouep, j’ai pas d’alternatives de toute façon. J’y pense, t’as trouvé quoi derrière la baraque ?

    • Un charnier, dans la cave, répondit-il la mine sombre. Impressionnant qu’on l’ait pas senti…

    • On s’rait clairement pas restées sinon, rumina Jasmine. Et aucune trace de la bestiole…

    • Mis à part beaucoup de sang, rien…

    • Aucun état d’âme à ce qu’un machin comme ça clamse, cracha Layla.

    • Et moi mes amours, j’en ai eu assez des maisons. Elles nous ont trop fait de merdes..

Les Nettoyeurs – Suite

Bonjour / Bonsoir ! Nous voici sur la suite des aventures de nos amis les nettoyeurs. On reprend directement où nous les avons laissé, au pied de l’hôtel de vie (le grand bâtiment). Si cela ne vous dit rien, vous pouvez lire ou relire les nettoyeurs


Ce qu’elle fit. Alors qu’elle empruntait les escaliers menant à l’intérieur de l’immense bâtiment, elle garda un œil sur Julio, tout en échangeant avec Lise sur ce qui venait d’arriver.

– Je t’arrête tout de suite Lise : je le connais bien, et son intention première n’était pas de faire plaisir. Il a clairement une idée derrière la tête.

– Vous êtes trop stressés ! railla Lise. Ce n’était qu’une petite fanfare de rien du tout.

Les deux femmes venaient d’atteindre le hall du bâtiment, où un jeune roux habillé en groom leur indiqua un couloir à leur droite, menant à une zone destinée aux nettoyeurs. Ici, elles parvinrent à une pièce se séparant en deux couloirs, conduisant chacun à un vestiaire.

Le hall était habillé d’un luxe simple. L’ensemble de l’édifice avait été construit après la guerre, et tout était le fruit du travail des survivants. L’objectif n’était pas de recréer les erreurs du passé, en séparant celles et ceux fréquentant ces lieux drapés de luxe, de ceux ne le faisant pas. Luxe qu’ils n’auraient jamais l’occasion ne ce serait-ce que de voir. Un tapis rouge sombre recouvrait un parquet lui aussi sombre, et faisait office de chemin dirigeant vers les vestiaires. Quelques meubles massifs et simples, au bois vernis, venaient apporter du volume à la pièce. Disposées sur les meubles ou à même le sol, dans des espaces creusés pour les recevoir et remplis de terre, des plantes apportaient un brin de vie, cassant avec la droiture des meubles. Et au centre du mur du fond, un arbre imposant remontait jusqu’à la verrière déversant un flot de lumière puissant dans la pièce.

Dans le vestiaire des femmes, elles se délestèrent de leurs affaires pour enfiler leurs costumes de nettoyeuses. Ces derniers étaient des robes de cérémonie blanches en lin, aux manches longues. Le col et les manches étaient décorés de fins liserés dentelés jaune et vert. Une écharpe de couleur, attachée au flanc gauche, passait par-dessus l’épaule opposée. La couleur affichait le statut du nettoyeur qui l’arborait. Celle de Mérédith était orange, celle de Lise jaune, signifiant que la première était blessée et la seconde allait prochainement partir en mission. Le passage par les vestiaires permettait aussi aux organisateurs de contrôler tous les participants afin de s’assurer que personne n’avait introduit d’armes à l’intérieur.

– Tu as peut-être raison, concéda faussement Mérédith, préférant lâcher l’affaire que d’expliquer la raison de ses doutes concernant Julio à son amie. Tu te souviens quand on a dû enfiler ces fringues pour la première fois ?

– Oui ! s’enthousiasma Lise. On avait été voir un sage à l’entrée pour demander si on était obligées de porter ces serpillières !

– Je me souviens de combien on avait eu froid pendant nos tours de garde en hiver, pour surveiller ce bâtiment, frissonna Mérédith. En plus, c’est encore des serpillières, murmura-t-elle pleine de malice.

D’autres nettoyeuses les observaient du coin de l’œil, certaines ne partageant pas leur opinion, d’autres riant un peu, les trouvant amusantes. Elles continuèrent à plaisanter et à discuter de tout et de rien en se changeant, avant de poursuivre leur procession vers le cercle.
Le cercle était une très grande salle circulaire conçue dans le but de réunir un grand nombre de personnes pour qu’elles puissent assister à une présentation, une discussion.

Cette dernière n’était pas réservée aux nettoyeurs, et n’importe qui pouvait y accéder. Au centre, se trouvait une estrade circulaire sur laquelle se dressait un pupitre et quelques fauteuils pour accueillir les participants qui devaient prochainement prendre la parole. Autour, trois niveaux de fauteuils habillaient la salle aux trois quarts et permettaient à un peu plus de dix mille personnes de s’asseoir. À la façon d’un cinéma, l’inclinaison de la rampe accueillant les fauteuils avait été pensée pour que tout le monde puisse voir l’estrade. Les fauteuils étaient faits d’un tissu vert menthe clair et habillés de motifs bruns, s’associant très bien avec le bois de frêne de leur armature. Enfin, la salle en elle-même gravitait autour de ce mariage de couleurs et faisait ressortir les arbres et le lierre grimpant jusqu’à la grande verrière inondant le cercle de lumière.

– On s’installe ensemble ? s’enquit Lise. On pourra discuter des nouvelles et des sujets que les sages vont nous annoncer.

– Non, désolée, répondit Mérédith sincèrement. Je dois monter au balcon pour rejoindre les nettoyeurs qui ont été blessés lors de leur dernière mission. Tu connais le genre…

– Oh, OK. Lise semblait totalement abattue par le refus de sa camarade et avait le plus grand mal du monde à le cacher. Eh bien, c’est pas grave… On aura qu’à se voir lors des pauses… Pas vrai ?

– Oui, avec plaisir, sourit Mérédith. Ne t’en fais pas, ce n’est que… quoi ? Cinq petites heures de discussions préliminaires pour introduire la séance et les différents intervenants, suivies d’une pause, puis de plusieurs jours d’échanges entrecoupés de pauses !

Elles rirent de nouveau de bon cœur, toujours sous les regards de leurs pairs. Dans l’ensemble, l’ambiance était assez décontractée. Même si les nettoyeurs se réunissaient pour discuter de la situation mondiale, des actions menées à travers le monde, ils étaient surtout un ensemble de personnes ayant su se réunir autour d’un objectif commun, développant des amitiés. Dans la salle, de petits groupes s’étaient formés, chacun et chacune échangeant à propos de leurs dernières missions, de leur quotidien, de telle personne qu’ils connaissaient… Mérédith fit un signe de la main à Lise, qui le lui rendit avant d’aller s’asseoir avec un groupe qu’elle pensait être spécialisé dans les pollutions aériennes. À son tour, elle grimpa quelques marches pour arriver au premier balcon. Ici, elle longea la coursive circulaire pour arriver à un endroit où les sièges étaient les plus confortables et s’installa. De là, elle put voir que sa camarade avait vite séché ses larmes et discutait activement avec le groupe qu’elle avait rejoint.

Mérédith sourit de voir que Lise était restée la même, balayant les problèmes rapidement et étant toujours aussi sociale.

– Alors c’est ici qu’ils stockent les éclopés ? s’enquit un homme qui venait d’arriver à côté de Mérédith. Je peux m’asseoir à côté de vous ?

– Bien sûr, allez-y. Que vous est-il arrivé ? demanda Mérédith en observant le nouveau venu.
Face à elle se tenait un homme grand et costaud, chauve. Le côté gauche de son visage était bandé et il portait un bras en écharpe, où la jeune femme pouvait aisément voir qu’il avait perdu sa main.

– Rencontre avec une mante des forêts en Bavière. Mon camarade n’a pas eu autant de chance que moi et est décédé. Les médecins n’étaient pas très confiants quant à mon état, ne connaissant pas trop les blessures de ces bestioles.

– Il est vrai qu’elles sont connues pour être de vraies machines à tuer. Vous avez soit une chance folle, soit vous êtes un extrêmement bon combattant, s’exclama Mérédith. Leurs griffes ne sont-elles pas recouvertes de venin ?

– Normalement, c’est le cas, mais la chance semblait être avec moi ! Mais je vois ce que vous voulez dire, et c’est pour cela que les médecins étaient assez pessimistes. Dans tous les cas, nous verrons ce qu’il adviendra de moi, conclut-il avec un sourire.

Tous deux continuèrent à échanger sur leurs dernières missions et leurs blessures. Il apparaît qu’ils avaient beaucoup à raconter et à apprendre de l’autre puisqu’ils ne virent pas la pièce se remplir autour d’eux, ni les sages se placer sur l’estrade centrale, dans l’optique de débuter la séance. Tous trois se regardèrent un court instant pendant lequel le silence se fit de lui-même, puis hochèrent de la tête.

– Chers nettoyeurs, chères nettoyeuses ! clama Zaïd en écartant les bras. Merci à vous tous d’être réunis ici même, dans le cercle. Si vous voulez bien vous lever, avant d’entamer cette cérémonie, j’aimerai observer une minute de silence pour tous nos camarades nous ayant quittés.

Tous se turent alors, baissant la tête comme un seul homme. Ce moment de recueillement était le témoin d’un grand respect venant mordre sur les frontières du religieux. Au sein de l’ordre des nettoyeurs, il était interdit de penser à ceux ayant perdu la vie avant ou au cours de la guerre. Pourtant, Mérédith le savait, beaucoup comme elle laissaient leurs pensées aller plus loin que pour les disparus survenus après la guerre. Elle se rappelait que cette règle l’avait perturbée, même choquée, avant de la comprendre lorsque le sage en charge de sa formation lui avait expliqué le raisonnement derrière. Il n’était pas rare que certaines personnes, nettoyeurs en devenir, quittent leur formation et l’ordre, en opposition totale avec cette règle. Cela l’avait obnubilée toute sa première mission, et progressivement, elle avait partagé cette vision des choses. Et alors qu’elle relevait la tête à la fin de la minute de silence, elle savait que tous dans le cercle partageaient cette vision.

Ils étaient un peu plus de six mille, à revenir dans le monde des vivants, sans vraiment laisser les morts très loin. Le cercle n’était pas complet, légèrement moins d’un tiers des sièges étaient vacants, et seul un tiers des nettoyeurs étaient ici. Dans les faits, la population partageait les idées des nettoyeurs, une catastrophe mondiale provoquée par la pollution ayant tué quatre-vingt-dix pour cent de la population mondiale, l’ayant sensibilisée. Ils n’entraient cependant pas dans le comptage des membres de l’ordre. Une part importante des nettoyeurs, dont Mérédith, partageaient le même âge, autour de trente et quarante ans, mais de nombreux membres, plus jeunes, rejoignaient ses rangs et réclamaient un renouveau dans la vision du mouvement. Ils souhaitaient davantage d’actions et de sanctions.

Il y avait en effet une opposition entre les nettoyeurs suivant le précepte actuel, basé sur le conseil et l’accompagnement, et ceux un peu plus radicaux souhaitant passer du conseil à l’ordre. La première vision était toujours majoritaire, mais il était de moins en moins rare que des nettoyeurs adhèrent à la seconde, ou simplement, y pensent. Beaucoup avançaient justement que ce sujet serait discuté ou abordé, d’une façon ou d’une autre, au cours de ce rassemblement.

Mérédith laissa son regard vagabonder à la recherche de Julio et se perdit à contempler les multiples rangées de sièges. Ne le trouvant pas dans le balcon lui faisant face, elle fit de même avec celui situé juste au-dessus, le plus haut dans la pièce, avant de redescendre sur le premier, le plus bas. Où te caches-tu ?! maugréa-t-elle, avant de prendre un peu de recul et de se dire qu’il pouvait simplement être du même côté qu’elle.

Du mouvement sur l’estrade l’arracha à ses pensées, et elle reporta son attention sur celle-ci alors que son esprit était encore un peu embrumé.

– … Nous donnerons ensuite la parole à Ama Insetos, venant tout droit des terres grouillantes où la situation ne semble pas s’être améliorée. Nous aborderons après cela la question de l’eau avec plusieurs intervenants. Nous commencerons par exposer la situation sur chacun des continents et au niveau des mers et océans, avant de faire un zoom sur cinq affaires d’intérêt. Nous écouterons Sanemi Ishia à propos des installations industrielles dans la baie de Tokyo, Una Brown nous parler de la guerre de clans gallois centralisée autour de la question de l’eau, Indrid Assoudi et Roxanne Box sur la gestion du sixième continent, Jivan Kiabout sur la question des cours d’eau en Bharat[ Nom de l’Inde, s’étant établi en empire.] et enfin Angela Cettes qui nous parlera de la gestion des espèces invasives dans les cours d’eau d’Amérique. Une fois cela fait…


Mérédith soupira puissamment après avoir bu un verre d’eau. Elle le remplit de nouveau tout en essayant de ne pas penser à son mal de crâne, espérant qu’en le reléguant au second plan, il disparaisse de lui-même.

– Comment ça va toi ? s’enquit Lise, qui venait d’arriver comme une balle. Pas trop fatiguée ? Tout ça m’a hyper intéressée, repartit-elle sans laisser le temps à Mérédith de répondre et parlant vite. Je pense aller aux présentations concernant les pollutions aériennes, elles sont toutes intéressantes, pareil pour l’eau. Ça me saoule que l’on soit obligé d’aller voir la conférence sur la politique… On n’en a pas besoin ! T’en penses quoi ?

– Que les prochains jours vont être longs… grogna l’intéressée, laissant un moment passer entre la question de son amie et sa réponse. Il y a beaucoup de sujets très intéressants, mais devoir être attentive aussi longtemps est fatigant. Il faut croire que je n’étais pas tout à fait remise…

– Tu vieillis ma pauvre, se moqua Lise. Heureusement pour toi, la journée est bientôt finie, on pourra aller se détendre autour d’un verre. Tu nous accompagnes ? On ira au propre [ Bar tenu par un ancien nettoyeur blessé.], il y aura un peu de monde.

– Pas longtemps alors, j’ai encore besoin de repos, répondit Mérédith se rappelant que deux mois de repos lui avaient été prescrits. Tu as vu Julio pendant la présentation ?

– Je n’ai pas fait attention, non. Pourquoi cette question ? T’es encore sur l’histoire de ce matin ? Laisse tomber, il ne se passera rien ! Sinon, tu penses quoi de l’histoire des clans gallois ? Ça a l’air hyper passionnant, comme Game of thrones ! J’irai voir les nettoyeurs qui interviennent sur le sujet pour échanger avec eux …

Mérédith n’écoutait qu’à moitié son amie, toujours accaparée par Julio. Elle savait ce dont il était capable. D’autant plus que la brouille qui l’opposait à Zaïd datait d’avant la guerre, et qu’ils s’étaient déjà disputés, à chaque fois à l’initiative de Julio. Elle fut cependant un peu rassurée en les apercevant, chacun de leur côté, visiblement en bonne santé.

Le reste de la journée passa lentement, sans qu’aucun évènement particulier ne vienne émailler le sérieux de l’introduction de ce grand évènement. Mérédith constata avec douleur que sa céphalée ne s’était pas mystérieusement envolée en l’ignorant et passa voir son médecin. Ce dernier lui recommanda chaudement de se reposer, et lui donna un antalgique faible, dont l’objectif n’était que de la soulager temporairement pour lui laisser le temps de finir ce qu’elle faisait. Elle rejoignit cependant Lise au propre pour passer la soirée, en compagnie de nombreux autres nettoyeurs ayant pensé à la même chose. Elle passa un bon moment, évacuant un stress accumulé depuis son arrivée à Péridos, et se surprit même à draguer un jeune nettoyeur, qu’elle raccompagna chez elle. Ce genre de relations, amoureuses ou non, n’étaient pas interdites au sein du groupe, bien qu’elles ne soient pas bien vues. Les principes initiaux des nettoyeurs considéraient que les attaches étaient néfastes et qu’elles empêchaient les nettoyeurs d’être complètement efficaces. Mérédith se fichait bien des considérations de ses aînés, ayant simplement besoin de ne pas être seule.

Les jours suivants, elle assista à plusieurs présentations, dont la principale était obligatoire : le premier jour. Au cours de ce dernier, les intervenants se succédaient sur l’estrade, afin de présenter la situation générale du monde. Cela faisait sept ans que la guerre avait pris fin après avoir ravagé le monde, et des routes de communications s’étaient rapidement établies. Un groupe de messagers, appelé les ailes, avait sillonné le monde dès la fin de la guerre, le cartographiant. La carte des ailes était précieuse et était une mine d’informations en affinage permanent. Faith, une jeune nettoyeuse membre des ailes, dressait une carte peu ragoûtante de la situation politique. Chacun des anciens continents était rongé par des conflits. Les régions du monde à l’image du Pays de Galles étaient plus nombreuses que pouvait l’imaginer Mérédith, et certains affrontements étaient déjà embourbés dans le sang. C’était notamment le cas dans plusieurs régions d’Amérique latine, où les opiacés avaient toujours une force déraisonnée, ou en Bharat, où le pouvoir s’était rétabli et profitait de la guerre et ses retombées pour étendre son territoire. De nombreux conflits s’y déroulaient, aussi bien aux frontières qu’à l’intérieur du pays, où les querelles culturelles et religieuses étaient légion. La situation y est très difficile, nécessitant l’intervention de nombreux nettoyeurs. Faith se voulait cependant rassurante sur certains points, notamment la résolution de plusieurs conflits grâce aux nettoyeurs, ou l’avancé vers leur résolution, dans une centaine de cas.

Un nettoyeur à la peau dévorée par les années passant, dressa un bilan mitigé, plus négatif que positif, concernant la pollution de l’eau, ne se corrigeant que très peu. Il apportait cependant un grand bémol à son énoncé, la guerre n’ayant eu lieu qu’assez récemment, et qu’il était encore normal de trouver de nouvelles sources de pollution. Les bilans concernant la pollution aérienne, terrestre et nucléaire étaient tous similaires, chacun sachant pertinemment que les retombées nucléaires auraient besoin de siècles pour totalement disparaître.

À la suite de quoi, tous purent prendre une pause, la tête remplie de mauvaises nouvelles. Cela ne sembla pas assombrir l’éternelle bonne humeur de Lise, qui arracha un sourire satisfait à Mérédith lorsqu’elle lui dit l’avoir vue s’éclipser la veille avec un jeune homme. Les deux amies se parlèrent alors de leur soirée de la veille, Lise insistant pour connaître les détails les plus croustillants de celle de Mérédith. Cela ne la gênait pas forcément d’en parler à Lise, elle ne tenait pas à ce que les nettoyeurs autour d’elles ne connaissent tous les détails. Aussi, essaya-t-elle de changer de sujet, mais Lise était tenace. Elles savaient qu’elles auraient beaucoup de travail, mais elles ne devaient pas baisser les bras, et cela leur permettait de décompresser un peu.

Dans le cadre de sa rééducation, Mérédith était également suivie par un psychologue. Il souhaitait s’assurer que l’attaque qu’elle avait subie par les irradiés boueux ne l’avait pas affectée outre mesure, que tout allait bien. Elle se retira à la fin de la pause pour aller à sa rencontre, alors que le reste des nettoyeurs retournait dans le cercle (Lise lui lâcha un “t’as de la chance, j’en peux plus.”). Son crâne était alors le théâtre d’un léger bourdonnement, résultat d’une journée remplie de mauvaises nouvelles. Voir un psychologue ne la rebutait pas, au contraire, appréciant l’exercice de s’ouvrir à un inconnu.

Pendant cette séance, deux heures durant, ils échangèrent sur ce que Mérédith avait vécu et ressenti depuis sa rencontre avec les irradiés boueux. Elle parla sans retenue, avouant ouvertement que le comportement de Julio accaparait ses pensées, qu’elle se sentait fatiguée, qu’elle avait beaucoup de mal à suivre les présentations et les débats en cours. Le psychologue, un petit homme rond arborant une grande et fournie moustache blanche, ne paraissait pas inquiet. Il souhaitait encore la voir, lui conseillant simplement du repos, et de ne pas hésiter à aller se promener, notamment aux abords de Péridos. Mérédith comprit qu’elle devait s’aérer l’esprit, penser à autre chose. C’était quelque chose qui lui demandait un effort, se faisant aisément des films et appréciant avoir une pensée lui occupant l’esprit. Essayant de suivre les conseils du psychologue, elle s’arrêta pour regarder des tableaux ornant le mur d’un couloir, sans apprécier ce qu’ils représentaient. Rapidement, elle se dit que cela l’ennuierait d’être une artiste, ne sachant quoi penser. Une porte s’ouvrant bruyamment dans son dos la tira de sa contemplation absente, et elle vit Julio s’éloigner d’un pas décidé.

Écoutant sa petite voix interne, elle le suivit. Elle était certaine qu’il ne l’avait pas vue, aussi, si elle faisait attention à être discrète, le filer ne devrait pas montrer de difficultés. Au croisement d’un couloir s’ouvrant sur un large espace pensé pour accueillir un grand nombre de personnes, elle le vit s’assurer de ne pas être suivi. Heureusement, elle était restée cachée et il poursuivit sa route. Mais où va-t-il ? Se demanda-t-elle, commençant à s’inquiéter. Ils arrivèrent dans une zone rassemblant de nombreux bureaux, réservés aux sages ou destinés aux personnes de passage souhaitant disposer d’un lieu où travailler. Il s’agissait d’un long couloir, décoré de portes en bois massif, arborant une petite pancarte indiquant le nom de la personne l’occupant, pour les bureaux fixes. Julio ralentit et adopta une allure plus naturelle et discrète, avant d’entrer dans un bureau. Mérédith attendit quelques minutes avant de s’approcher pour vérifier le nom figurant sur la porte…


Alors que Julio entrait dans la pièce, Zaïd était assis à son bureau à lire et à compléter des carnets posés en pile à sa gauche. À l’image de son occupant, la pièce était parfaitement ordonnée et entretenue, témoignant d’une discipline qu’il s’imposait. Si bien que même le travail à faire était rangé, ne laissant pas la place au désordre de s’installer.

– Tiens, Julio, te voici enfin, dit Zaïd posément en se retournant. Je me demandais justement quand tu allais venir à ma rencontre. Je t’écoute.

– Même pas un petit commentaire ? rétorqua Julio, un sourire mauvais sur le visage. Je ne suis pas à assister à la grand-messe des nettoyeurs, et je ne reçois pas de réprimande ?

Nullement menacé par le ton ou l’attitude de Julio, Zaïd continua ce qu’il était en train de faire, signant un carnet de comptes et le rangeant à sa droite, avant d’en ouvrir un autre à la page marquée par un fin ruban.

– Si tu ressens le besoin de venir me parler, même durant cette cérémonie importante, tu es libre de le faire. De quoi souhaites-tu converser ?

Julio sembla décontenancé par l’accueil que lui réserva Zaïd, mais se ressaisi avant de répondre.

– D’où te vient cette gentillesse ? Toi qui étais jadis un ogre à la poursuite du profit, te voilà gentil berger à la tête d’un troupeau de moutons.

– Tu l’as dit toi-même, “jadis”. J’ai changé, et heureusement ! Aujourd’hui, je forme des chiens de berger, pour reprendre ton analogie, ironisa Zaïd, un petit sourire sur les lèvres. Je pensais que depuis le temps, tu aurais mis un peu d’eau dans ton vin, mais non, tu persistes et signes dans la rancune. C’est assez décevant, continua Zaïd, gravement.

– Ce qui est décevant, c’est l’état de notre ordre, railla Julio. Nous ne sommes que des loques amorphes se contentant de prêcher une bonne parole à des groupes de sourds !

– C’est bien là l’objectif des nettoyeurs. Discuter pour essayer d’amener les gens à la réflexion. Il me semblait que tu avais saisi ce point, concernant les nettoyeurs lorsque tu les as rejoints. Nous ne voulons pas répéter les erreurs de nos pères, nous ne devons pas imposer notre vision au monde.

– C’est justement là une erreur, nous devons nous montrer plus sévères, nous devons quitter l’inaction.

Zaïd observa quelques secondes Julio en silence, réfléchissant calmement. Conscient qu’il devait être pleinement attentif à son interlocuteur, il referma son carnet et alla s’asseoir à une table circulaire attendant dans un coin, en invitant Julio à le rejoindre.

– Il s’agit donc de notre inaction qui te pousse à te réfugier dans la colère et le ressentiment ? Je trouve que c’est vraiment dommage, poursuivit Zaïd, sans laisser le temps à Julio de répondre. Tu es quelqu’un de très intelligent, et de perspicace. Cependant, ton jugement est facilement altéré par la colère, tu ne prends pas assez de recul. Pour moi, tu gâches ton potentiel, et je suis déçu de te voir t’emporter ainsi.

– Tu ne vois donc ma visite que comme un accès de colère ? se moqua Julio en croisant les bras, refusant de rejoindre Zaïd. Moi aussi, j’ai changé, je réfléchis à mes actions maintenant.

– Épargne-moi ton sarcasme, je ne suis pas un vieux croulant. Tu t’es décidé à passer à l’action et tu as été assez prétentieux pour fanfaronner l’autre jour. Ce comportement que tu affiches n’est pas digne d’un nettoyeur.

Julio ricana, se moquant de la remarque de Zaïd.

– Eh bien, me voilà rhabillé pour l’hiver ! C’est tout ce qu’on reçoit pour ce genre de comportement ? Une petite réprimande ?

– Que veux-tu que je te fasse ? s’enquit Zaïd. Que je t’envoie sur une mission complexe ? Que je t’assigne à des tours de garde ? Que je te bannisse ? Non, dit-il en balayant l’idée de la main, nous devons échanger, puisque je ne gagnerais rien à te punir. Ni moi ni l’ordre.

– En réalité, c’est une bonne question. Comment gérer le cas d’une personne récalcitrante, dont on sait pertinemment que la sanctionner est inutile ? En tant que sage, tu as bien une réponse ?

Julio était satisfait, il mettait Zaïd dans une position désagréable, et il faisait tout pour l’enfoncer.

– Ce serait un plaisir d’en discuter, tu sais. Ce genre de réflexion peut être intéressante, je suis certain qu’autour d’un verre, ce serait le déclencheur d’un bon après-midi, ou d’une bonne soirée. Tu comprends qu’aujourd’hui, ce serait un peu compliqué, mais après la grand-messe, avec plaisir.

– Tu es vraiment un politicien… râla Julio, en se détournant de Zaïd.

Il commença à marcher le long de la salle, en parlant sans regarder le sage.

– Je trouve un sujet pour te coincer, et tu rebondis avec plaisir dessus… C’est un de tes défauts qui me hérissent. Les nettoyeurs seraient tellement mieux sans toi pour les diriger dans le mur.

– Ah oui ? Comment cela ? Je suis conscient de ne pas être parfait, mais cela m’intéresse de savoir comment m’améliorer.

Julio tiqua, et son mécontentement passa rapidement sur son visage. Zaïd l’énervait et il lui était de plus en plus difficile de se maîtriser.

– Je m’imposerai comme ton successeur, dit-il en ignorant la question de Zaïd, après lui avoir fait face, et je donnerai à cet ordre le pouvoir qu’il mérite. Celui de changer les choses et d’empêcher l’homme de retomber dans ses torts.

– Tu es prétentieux, il est impossible d’atteindre cet objectif en imposant tes convictions aux autres. En revanche, par le dialogue et par l’exemple, il est possible d’amener à la réflexion.

– Je suis d’accord avec la notion d’exemple, sourit Julio. Tu seras un exemple de l’ancien temps qui refuse d’évoluer, et les autres sages comprendront ce qu’il en coûte de me résister.

– Venant de quelqu’un n’ayant pas changé de méthode au cours des dix dernières années, c’est risible, ironisa Zaïd. Tu as pensé à parler avec ceux que tu agresses ?

– Soit, trancha Julio, touché par la pique. Nous avons assez discuté de ce sujet. Je te donne l’occasion de sauver ta peau, alors abandonne ton statut.

– Sinon ?

Julio ne put donner sa réponse, quelqu’un frappant à la porte, plongeant le bureau dans un silence tendu. Avant que Julio n’agisse, Zaïd invita la personne à entrer.

– Zaïd ? demanda Mérédith, excuse-moi de te déranger, mais tu es attendu sur l’estrade. Oh, salut Julio…

– Merci de m’avoir prévenu Mérédith. Nous avions terminé. Merci Julio de m’avoir informé de ton inquiétude, mais la situation est sous contrôle. Regagnez le cercle et prévenez l’assemblée que j’arrive dans moins de dix minutes.

Les deux intéressés sortirent dans le couloir et attendirent une seconde dans un silence gêné, avant que Mérédith ne le rompe.

– De quoi parliez-vous ? Tu avais l’air déçu d’être interrompu quand je suis arrivée.

– Oh, de trois fois rien, sourit sincèrement Julio. De mon départ.

Il laissa Mérédith seule, satisfait d’avoir lâché une telle bombe. Mérédith, elle, fut touchée par l’annonce et mit quelques secondes à l’accepter. Elle regagna le cercle, désorientée. Elle avait menti pour permettre à Zaïd de sortir de la pièce, avant que la situation ne s’envenime. Elle ne savait simplement pas à quel point elle avait vu juste. Lorsqu’elle se rassit dans le cercle, elle remarqua à peine qu’une présentation fût en cours, et que Julio n’était pas présent. Heureusement pour elle, la journée toucha rapidement à sa fin, et elle put aller se reposer, refusant la proposition de Lise de l’accompagner boire un verre. En fermant les yeux avant de s’endormir, elle se dit qu’elle aurait quelque chose à voir avec son psychologue.


Il était très tôt, face à la porte ouest de Péridos, lorsqu’un homme aux cheveux en brosse, poivre et sel, s’approcha d’un jeune homme préparant sa monture. Les évènements ayant rassemblés les nettoyeurs avaient touchés à leur fin, et progressivement, la ville retrouvait un certain calme. Le soleil commençait à peine à poindre ses premiers rayons, colorant les quelques nuages qui moutonnaient dans le ciel d’une jolie teinte rosée. Au sol, une épaisse brume laiteuse emplissait l’air et noyait la forêt faisant face à la porte. Péridos se trouvait protégée des attaques du brouillard par ses remparts élevés.

– Est-ce vraiment le choix que tu souhaites faire ? Es-tu certain d’avoir tout récupéré ? s’enquit Zaïd, emmitouflé.

– Ouais, lâcha Julio, la tête basse. C’est pas comme si j’avais le droit de revenir chercher quoi que ce soit…

– Tu te trompes, seuls nous deux sommes au courant de ce qui eut lieu dans mon bureau. Tu aurais pu rester, même si je pense qu’un nouveau départ ne peut pas te faire de mal, poursuivit-il en réponse au silence de Julio.

Ne souhaitant pas répondre, Julio continua à s’occuper de sa monture et de ses affaires, s’assurant que tout était là. Il était clair qu’il cherchait un prétexte pour ne pas répondre à Zaïd.

– De ce que je vois, tu as une dent contre moi, ajouta Zaïd. Je le comprends, bien que je pensais que le temps aurait tempéré ta rancœur. En fait, poursuivit-il, ayant des difficultés à exprimer correctement ses pensées, je ne sais même pas ce qui est à l’origine de ce ressentiment. Est-ce ma vie passée ? Est-ce comme tu me l’as dit, ce que j’ai fait des nettoyeurs ? Est-ce un mélange des deux ? Est-ce autre chose ? Je ne sais pas, et j’aimerai comprendre.

Julio semblait avoir fini ses préparatifs, si bien qu’il observait attentivement Zaïd. Malgré le fait qu’il était habillé chaudement, afin de résister au froid de ce matin de fin novembre, il frissonna.

– Ceci étant dit, sache que je désapprouve tes méthodes. Il est normal de ressentir du désaccord, c’est le cas de tout le monde. Néanmoins, je pense que tu as choisi un chemin cahoteux, et peu recommandable. D’autant plus aujourd’hui, alors que le monde sort d’une période de troubles, née de la guerre, du rejet et de l’incompréhension.

Voyant que Julio se terrait dans son mutisme, attendant de pouvoir partir, il se contenta d’ajouter :

– J’espère que tout ira bien pour toi et que tu trouveras ta voie. Justement, sais-tu déjà ce que tu feras ensuite ?

Julio ne répondit pas, se contentant de soupirer, le visage fermé.

– Soit, tu n’es pas obligé de me le dire, je le conçois. Si tu souhaites échanger de quoi que ce soit, tu es libre de m’écrire, je te répondrai.

Toujours sans un mot, Julio monta en selle et s’éloigna sur le chemin en terre, s’enfonçant dans la forêt bordant le flanc ouest de Péridos. Zaïd le savait, ce silence en disait bien plus que tous les longs discours qu’il aurai pu faire. Aussi, il était évident que Julio devenait une sacrée épine qui s’enfonçait dans leur pied.


Bien plus tard, le même jour, alors que la nuit était tombée, Lise entra dans un bar, la mine inquiète. Elle venait d’en visiter plusieurs à la recherche de Mérédith, sans succès. Elle s’était élancée dans cette quête après qu’une amie lui ait dit l’avoir vue boire de l’alcool dans l’un d’eux, avec pour seule description “Mais si, tu sais. C’est celui avec le bar en bois, et où on a dragué le barman, et que ça a pas marché. Y’a pas mal de métal et un peu de bois aussi sur les meubles”, ce qui décrivait vaguement les trois quarts des débits de boissons. Elle touchait pourtant au but, et elle poussa un soupir de soulagement en voyant le dos voûté de son amie, accoudée au bar, la tête dans les mains.

– Tu nous bois quoi ? demanda-t-elle en saisissant le verre à peine entamé devant son amie et en le sentant. Ouah, je ne savais pas que tu carburais à l’éther…

Mérédith ne répondit pas, se contentant de grogner quelque chose, avant de lever la tête. Lise put voir qu’elle avait pleuré, mais avait séché ses larmes depuis un long moment. Elle but un peu du whisky.

– Tu as beaucoup bu ? J’imagine, toi qui ne bois plus d’alcool, poursuivit-elle en voyant Mérédith secouer la tête en grognant. Pourquoi du whisky ?

– J’sais pas, dit finalement Mérédith en se relevant avec difficulté. Pour faire comme dans les films, peut-être.

– Tu es pourtant bien placée pour savoir que te mettre minable n’arrange rien, au contraire, dit Lise en s’asseyant à côté d’elle, la réconfortant d’une main dans le dos. C’est étrange qu’il soit parti, mais si ce que tu m’as dit est vrai, c’est mieux ainsi, non ?

– Ça je le sais ! s’emporta soudain Mérédith. Seulement, pourquoi cet idiot s’est-il dit que menacer Zaïd serait une bonne idée ? Dire que sans moi, il serait peut-être passé à l’acte…
Dans le bar, plusieurs clients regardèrent les deux amies lorsque Mérédith cria, avant de reprendre ce qu’ils faisaient.

– N’en soit pas si sûre ma vieille. Zaïd se défend très bien… il me met des roustes en combat au dojo. Tu sais ce que tu feras après ? s’enquit-elle en voyant Mérédith retomber dans le mutisme.

– Pour l’instant, je reste ici pour me reposer, puis je dois aller dans une ville de l’ancienne Vendée, en France. La Tranche-sur-Mer, je crois.

Elle attrapa son verre pour le sentir avant de faire une grimace de dégoût et le reposer.

– Apparemment, il y a des soucis sur la gestion de l’eau, et des conflits autour de ça. Je dois aider une nouvelle nettoyeuse à démêler ça. Et toi ?

– Le Pays-de-Galles ! Je vais apporter mon soutien sur place. Une aile est arrivée avec un message assez positif cette semaine, on a une fenêtre pour agir.

Elles discutèrent toutes les deux, de tout et de rien. Lise essayait au maximum d’aider son amie à penser à autre chose, à l’avenir. Elle se sentait mal de ne pas l’avoir crue lorsqu’elle relevait le comportement étrange de Julio, sachant qu’en effet, cela aurait pu mal finir. Même si Zaïd se débrouille au combat à mains nues, chaque situation est différente et il est difficile de savoir comment les choses se seraient déroulées dans un vrai combat.

Lorsque vint l’heure de la fermeture, elles sortirent dans le calme de la nuit, mordues par le froid.

– Et Basile, tu sais ce qu’il va devenir ? demanda Lise en faisant la grimace, n’aimant pas la fraîcheur.

– Basile ? Qui est-ce ? demanda Mérédith, avant de jurer. Merde, oui, Basile… Je ne sais pas. Tout ce que je sais c’est qu’il va être adopté, ici, à Péridos. Mais après, ça ne tient qu’à lui.

– Nous avons tous une part à jouer dans l’éducation des générations de demain, répondit Lise, nostalgique. Si vous ne m’aviez pas sauvée, avec Hector, nous n’aurions pas cet échange. Je pensais être à ma place dans ce camp d’illuminés, mais je me trompais.

– Je te comprends, nous vivons tous ce genre de choses. Nous pensons faire les bonnes choses, mais nous nous trompons. En venant dans ce camp, nous savions que nous faisions quelque chose de bien, se remémora-t-elle en souriant.

Elles se laissèrent porter par l’ambiance d’une nuit hivernale, profitant du repos qui leur était offert. Accompagnées par le silence, elles arrivèrent face à leur immeuble et se séparèrent pour la nuit.

Le lendemain, Lise fut accaparée par la préparation de son voyage pour le Pays de Galles et ne recroisa Mérédith que la veille de son départ. Mérédith resta un mois de plus à Péridos, pour se remettre pleinement de sa mésaventure, échanger avec plusieurs nettoyeurs et discuter de son intervention. Elle quitta la ville après avoir rendu visite à Basile, qui, bien qu’encore un peu perdu, s’acclimatait bien à sa nouvelle vie. La vie continuait son cours, et les humains, responsables de la quasi-extinction de la vie, essayaient de se racheter, chaque jour un peu plus.


Mais avant de partir, Mérédith avait un petit quelque chose à faire. Peu après le départ de Lise, elle reçut la visite d’une aile, lui confiant être attendue à l’hôtel de vie (le grand bâtiment central de Peridos), dans le bureau A113. Ce dernier était en réalité une salle de réunion, spacieuse et lumineuse. À l’image du reste du bâtiment, le bois était omniprésent, recouvrant les murs, constituant les meubles. En cette fin de journée, il prenait une douce couleur flamboyante automnale que Mérédith adorait.

Sans surprise, elle y trouva Zaïd, seul. Habillé d’un simple costume gris anthracite, il attendait, assis dans un fauteuil en bois clair, vernis, à l’assise et au dossier en tissus rouge.

– Bonjour Mérédith. Merci d’avoir su te libérer afin de venir. Désolé pour l’aspect mystérieux de mon message. Je souhaitais que notre entrevue ne soit connue. Comment te sens-tu ? Ta rééducation se déroule-t-elle bien ?

– Bonjour Zaïd, oui, tout va bien, merci, répondit-elle en s’asseyant en face du sage.
Bien qu’elle se soit préparée à cette éventualité, parler à Zaïd la rendait nerveuse, comme si elle n’était pas à sa place.

– Je ne pensais pas que cela me prendrait autant de temps, mais je me remets progressivement. Désolée de te poser ainsi la question, mais pour quelle raison m’as-tu fait venir ?

Il se gratta machinalement le menton, recouvert d’une barbe poivre et sel, parfaitement entretenue, avant de planter ses yeux d’un bleu polaire dans ceux de son vis-à-vis.

– Tu fais bien. Je suis actuellement à la recherche d’informations concernant Julio. Je n’ai rien contre toi, dit-il calmement, une main tendue en signe d’apaisement en voyant Mérédith se crisper. Je souhaite simplement en savoir davantage à son sujet. Mais avant cela, je me dois de te parler de la relation qui nous lie, lui et moi, ainsi que de certains doutes que j’ai à son égard. Cela risque de prendre un peu de temps, aussi je t’invite à te servir, dit-il en désignant une table proche d’eux, sur laquelle était disposé de quoi boire et grignoter.

Une fois tous deux ravitaillés, ils se réinstallèrent en face à face, et Zaïd débuta son histoire.

– Bien. Notre première rencontre remonte à sept années avant le début de la guerre, en 2018, lors d’un sommet sur le climat à Doha, au Qatar. J’ai honte à le dire, mais je disposais d’une société spécialisée dans le transport et de production de produits pétroliers. Nous étions invités afin de parler de notre politique de réduction de notre impact environnemental, que nous prêchions à grand renfort d’opérations marketing. J’étais sur scène, à présenter je ne sais plus quel mensonge, lorsque Julio a fait irruption dans la salle, accompagné de membres de son association de défense de la nature. Ils nous ont alors copieusement aspergés de pétrole, dénonçant nos opérations de greenwashing, souri Zaïd. C’était à ce moment, un gamin d’à peine dix-huit ans, et déjà il privilégiait l’action à la discussion ou la réflexion. Au cours des années qui suivirent, et qui précédèrent la guerre, nous nous sommes revus à plusieurs occasions. Moi, toujours à la tête de mon entreprise, lui, membre de différents groupes de défense de la nature ou de l’environnement. Si de mon côté, j’étais de plus en plus témoin de l’obligation d’agir, sans forcément le faire, lui se radicalisait tous les jours un peu plus. En moins d’un an, il avait rejoint et quitté Greenpeace, jugeant finalement leurs actions trop peu efficaces. Je ne l’ai pas compris sur le fait, mais il me prit en grippe, me désignant comme un des responsables de ce qui se passait. Ce qui m’a valu d’être la cible de plusieurs attentats, à partir de 2022. Le paroxysme de ces attaques eu lieu en 2024. Une nuit, il avait purement et simplement pour objectif de me supprimer. Accompagné d’un commando armé, il s’est introduit chez moi. Je n’y étais pas, étant en déplacement en Arabie-Saoudite, où à force de lobbying intensif, nous lancions une usine de production d’hydrogène dans l’objectif d’en inonder le monde. Malheureusement, ma famille s’y trouvait, ma femme et mes enfants. Tous périrent sous leurs balles.

Zaïd marqua une pause, ému.

– C’est horrible… lâcha Mérédith dans un souffle. Je suis désolée de l’apprendre, toutes mes condoléances.

– Merci. Tout est allé ensuite très vite. La guerre a éclaté dans la foulée, les états ont passé de nombreuses commandes d’hydrogène et d’hydrocarbures, que l’entreprise a acceptées. J’étais contre, mais les actionnaires et mon associé étaient enclins à les honorer. J’ai rapidement été mis à la porte de ma propre société, dans l’unique objectif de satisfaire l’appétit d’argent que la guerre promettait de générer. Et donc, je n’avais plus rien, j’avais tout perdu. Au fond du trou, j’ai eu des pensées suicidaires. Je voulais en finir. Ne voulant pas imposer la vue d’un corps ensanglanté à ceux qui seraient restés, j’ai fait des recherches sur le suicide assisté, et j’ai échangé avec une entreprise Suisse spécialisée dans la chose. J’ai sauté dans un avion pour la Suisse, tout en complétant la partie administrative en vol. Mon départ était planifié huit jours après mon arrivée. À la date fixée, je me suis rendu au lieu convenu, mais j’ai été incapable de passer la porte, j’ai eu peur de ma mort. Je me suis enfui, et j’ai vécu dans les rues de Genève durant trois longs mois. Je n’étais plus qu’une loque alcoolisée. Finalement, j’ai été sauvé par les membres d’un couvent, qui m’ont accueilli, écouté et aidé. Ils m’ont permis de me reconstruire, de comprendre qu’à présent, je ne pouvais que tout gagner, et donner ma vie à une mission. Tu l’auras compris, c’est dans ce couvent que l’idée des nettoyeurs est née.

Il marqua un temps d’arrêt, histoire de boire un peu d’eau et grignoter un criquet. Mérédith était suspendue à ses lèvres, attendant la suite avec envie et appréhension, comprenant l’importance de ce qu’elle écoutait.

– Nous avons ensuite connu la pluie sale, déluge de bombes, atomiques, sales, à hydrogène… Ce fut un massacre, mais je ne t’apprends rien. Peu de temps après, je recroisai la route de Julio, totalement chamboulé par tout ce qui venait d’avoir lieu. Au cours de nos échanges, je lui ai fait part de mon idée, qu’il a immédiatement adorée. Pourtant, chassez le naturel, il revient au galop. Reprenant ses marques, sa passion pour la radicalité a progressivement refait surface, jusqu’à la tentative d’il y a un mois, environ. Je pense n’avoir rien oublié, tu sais tout ce qu’il y a à savoir sur ce qui me lie à Julio.

Mérédith était abasourdie. Ce qu’elle venait d’apprendre la laissait bouche bée, en proie à une réflexion intense. Une sueur froide s’empara d’elle, ne sachant comment intégrer cette nouvelle. Elle la rejetait en bloc, une grande amitié la liant à Julio, tout en l’acceptant, ne voyant pas comment ni pour quelle raison Zaïd irait inventer ce genre d’histoire.

– Cela fait beaucoup d’un seul coup, articula-t-elle difficilement, la bouche sèche. Elle bascula en avant, la tête dans la main. Il ne semble pas être ainsi, dit-elle, cherchant ses mots, ne parvenant pas à exprimer ce qu’elle ressentait. Et jamais tu n’as ressenti de colère contre Julio ?

Zaïd sourit, sincèrement amusé par la question. Mérédith voulut s’excuser, mais il la devança.

– Bien évidemment que si. Une colère franche, une haine viscérale. Je ne voulais que la mort des membres de son commando. Mais je n’y aurais rien gagné, et je me suis détruit, m’amenant à perdre mon entreprise. Et à réfléchir. Ma famille ne reviendrait pas, une fois “vengée”, mima-t-il avec ses doigts. J’ai eu l’occasion de le faire après la guerre, mais…
Il s’arrêta et se leva pour se servir un verre d’eau. Mérédith l’observa, debout face à la table où se trouvaient les commodités, baignée du soleil couchant. Elle le voyait différemment, son impression de sagesse et de calme renforcée.

– Et qu’en est-il de toi ? Peux-tu me parler de la relation qui vous lie ? Comment ce que tu viens d’apprendre rebat-il les cartes le concernant ? demanda-t-il en s’asseyant sur le rebord de la table.

Mérédith ne répondit pas immédiatement, ayant besoin d’un instant pour réfléchir à la question. Elle se redressa pour répondre.

– Pour la première partie de ta question, c’est simple. Jusque là, c’était un ami. Nous nous sommes rencontrés en 2019, à Lima au Pérù. Après un évènement désagréable, j’ai tout plaqué pour reprendre des études, loin de tout. Nous étions tous les deux étudiants à l’université principale de San Marcos. Je me souviens que déjà à l’époque, il avait un côté révolté, révolutionnaire, collant avec ta description. Il lui arrivait de disparaître plusieurs semaines, il se faisait virer de certains cours, étant en opposition avec certains enseignants, il les contestait, il animait un groupe de communication autour de l’environnement, menant souvent des actions fortes, comme il le disait lui même… Mais il ne s’en est jamais prit physiquement à quelqu’un. Je l’ai perdu de vue lorsqu’il a obtenu son diplôme, un an avant moi. De la même façon que toi, je l’ai retrouvé en étant devenue nettoyeuse, au début de l’organisation. Il n’a jamais fait preuve d’animosité me concernant, et je l’ai toujours vu comme un bon ami, malgré son côté parfois provocateur et sûr de lui. Cependant, à l’écoute de ce dont tu m’as fait part, j’avoue ne plus savoir…

– Ce n’est rien, dit-il posément. Je ne te demande pas de me croire aveuglément. Seulement, je pense que tu es bien placée pour m’aider. Je suis inquiet de ce qu’il ferra. Bien que j’ai du mal à le dire, il est à présent une menace pour les nettoyeurs. Mais je ne veux pas l’éliminer, je veux savoir ce qu’il fait.

– Tu souhaites que je l’espionne ? s’enquit Mérédith, inquiète de ce que cela signifiait.

– Non, mais que tu sois à l’écoute. Les bruits, les on-dit, les racontars… Tout. Je pense, poursuivit-il après une pause, que les rangs des nettoyeurs vont prochainement commencer à s’éclaircir. Je m’explique. Je suis bien au courant d’un certain mécontentement, si on peut dire, de la part de certains nettoyeurs considérant que nous pourrions être un peu plus directifs dans notre approche. Faute d’alternatives à notre ordre, ils préfèrent rester parmi nous, sans que cela ne les gêne vraiment. Seulement, Julio arrive et cristallise cette grogne et leurs attentes. Aussi, s’il venait à sauter le pas et à créer un groupe similaire au nôtre, mais davantage basé sur une approche plus radicale, les indécis auraient alors l’alternative qu’ils cherchaient.

– Cela fait sens, mais pourquoi créer un autre ordre ? s’enquit Mérédith dont l’esprit était embrumé.

– Avant que vous n’interveniez, il avait clairement sous-entendu vouloir m’éliminer, profitant de la stupeur provoquée pour manipuler les autres sages. Il est vraiment investi par la protection de l’environnement, et empêcher l’homme de retomber dans ses torts. Je ne sais pas ce qui le pousse encore à me voir comme “une menace à ses objectifs”.

Mérédith ne répondit pas, le regard perdu dans ses pensées. Zaïd soupira et fini son verre avant de poursuivre.

– Désolé, j’ai conscience que cela fait beaucoup, et que tu es éprouvée, tant physiquement que mentalement. Tu as ce dont j’ai besoin pour cette mission, mais tu es parfaitement dans ton droit de refuser. Donne-moi simplement ta réponse avant de partir vers ta prochaine mission, d’accord ? Nous verrons alors comment nous organiser. Nous allons nous arrêter ici, sauf si tu as des questions.

– Pardon, je suis toute chamboulée, je viens de perdre certains repères… Je… Je te redirais…
Ils se séparèrent et Mérédith regagna d’emblée sa chambre. Elle aurait bien aimé pouvoir en parler à Lise, mais la fatigue et la distance l’en empêchèrent, et elle s’endormit. Un peu plus de deux semaines plus tard, elle revoyait Zaïd, afin d’échanger sur les détails de sa nouvelle mission.