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Auteur/autrice : nabispace

Bestiaire : Ophiocordyceps Latéralis

Les champignons…

Quels …

Quoi ? Que sont les champignons ?

De grands experts et spécialistes se sont essayés à répondre à cette question, ce qui me fascine et continuera de le faire pour un long moment. Cette capacité à chercher des réponses, en considérant que les théories et réponses existantes sont erronées, est stupéfiante. D’autant plus lorsque les réponses trouvées sont en tout point identiques à celles existantes et donc erronées (selon le postulat de base). Je ne suis pas là pour donner la mienne, parce qu’elle n’a aucun intérêt ! Mais il est cependant utile de parler un peu des champignons avant de parler de la créature qui capte notre attention.

Ni plante ni animal, les champignons sont une catégorie du vivant à part entière, ce qui est fantastique. Beaucoup d’autres catégories du vivant ont eu besoin de se rassembler pour être pleinement représentées. En réalité, ce serait oublier la quantité hallucinante d’espèces de champignons qui existent, possédant toutes des caractéristiques aussi variées. Il faudrait prendre le temps de faire un papier à part les concernant, mais il est simple de parler des espèces les plus répandues comme les bolets, les chanterelles, les cèpes, les calocères, les clavaires, les amanites, les hygrophores ou les truffes par exemple. Je l’avoue, je trouve les noms des champignons originaux et amusants à dire ou écrire.

Ils sont essentiellement composés d’eau, nous dépassant dans le chiffre des 65%. Ils sont absolument partout, ayant investi tous les lieux du vivant : l’air, la terre, l’eau (douce ou salée). Certains des experts dont on abordait le travail un peu plus tôt, estiment que leur existence remonte à très loin dans le temps, bien avant le temps des hommes, ou même des dinosaures ! Et toujours selon eux, ils auraient joué un rôle capital dans l’évolution de la flore, l’aidant notamment à se diriger hors de l’eau !

Ici, nous n’aborderons pas les champignons qui peuvent malheureusement peupler les corps humains, attaquer les habitations ou produire du fromage, fort savoureux. Non, nous ne parlerons que de ce qui peuple les bois et forêts de notre beau monde. Les experts n’ont pas fini de les dénombrer, je ne vous offrirais donc pas de nombre, préférant ne pas vous donner une fausse information. Ce que je sais en revanche, c’est que le plus grand ferait un peu plus de quarante hectares ! Un véritable mastodonte qui pèserait la bagatelle de quatre cent tonnes ! Ahurissant ! Tout simplement… Comment est-ce possible ? Le champignon n’est pas seulement la partie visible, à savoir le sporophore. Ce dernier n’est que l’appareil reproducteur du champignon, étant par ce biais qu’il émet des spores. Non, le champignon est en réalité bien plus grand et se trouve sous terre, légèrement sous la surface. Le mycélium est un long filament, généralement blanc, et c’est cela qui couvre quarante hectares pour notre champion. Quelques variétés sont comestibles et la faune ne se fait pas prier pour les déguster goulûment, s’en servant aussi parfois comme d’un lieu d’habitation. Les champignons sont aussi très utiles pour la nature, décomposant les bois, morts ou non.

Je ne pourrai pas prendre le temps de détailler toutes leurs utilisations, mais je souhaite en aborder certaines, absolument ingénieuses et stupéfiantes. Des apothicaires s’en servent pour soigner des malades et blessés, ou pour atténuer leurs douleurs ; des shamans en font la même utilisation, ce à quoi j’émettrais quelques réticences, connaissant également comment ils en utilisent pour entrer en transe et communiquer avec les esprits ; des guerriers de contrées bien au nord, se transmettent des connaissances à propos de champignons aux propriétés fascinantes, et tout autant terrifiantes, leur assurant par exemple de ne plus ressentir la douleur, de démultiplier leur force, de les priver de la peur, au prix d’effets secondaires souvent graves pouvant conduire à la mort. D’autres, et celui qui nous intéresse en fait partie, ont des caractéristiques impressionnantes, notamment parasitaires.

Ce qui m’amène à ma rencontre avec l’une des créatures vivantes les plus terrifiantes que je n’ai jamais rencontrées. Et croyez-moi, j’en ai rencontrées quelques-unes des créatures effrayantes ! Celle-ci se place loin devant toutes les autres, provoquant un sentiment d’horreur absolue, bien supérieur à celui des Sancrelunes bicéphales, des purulorentules, des harpies de sel, des sans-visages des trois plaines et des chatons. Ces derniers sont clairement les plus terrifiants, et s’ils n’étaient pas handicapés par leur taille réduite, il ne fait aucun doute qu’ils auraient déjà asservi notre population ! Je vous toucherai un mot ou deux sur ces créatures, mais je ne dois pas m’étaler à leur sujet pour le moment. Non, sinon finir cet écrit et le lire en entier serait une tache inhumaine.

Cela remonte au cinq du mois de Brumidor, de l’an… cela n’a pas d’intérêt de le savoir. J’étais en chemin pour étudier des sans-visages qui avaient été observés dans les régions nordiques surplombant le Grand continent. Ces créatures n’étaient absolument pas endémiques de ces régions, il était donc capital de savoir ce qu’elles faisaient ici. Et ce, que ce fût par accident, ou qu’il s’agisse des premiers spécimens observés et observables d’une espèce inconnue. Cela était grandement excitant ! Je n’avais pour ainsi dire, jamais étudié de nouvelles espèces, alors j’étais impatient de me lancer dans leur étude ! La nouvelle de cette découverte me parvint alors que je devais prendre la parole au forum sur les créatures aquatiques des trois vallées. Je l’ai quitté en urgence, afin de me rendre dans l’immédiat auprès des experts observant les sans-visages. Je n’ai rien raté d’intéressant, ces crétins de soi-disant experts du forum discutaient (et avec vigueur en plus !) de la classification du dragon bulle. Une perte de temps.

En raison de sa position géographique, je disposais de deux possibilités pour rejoindre mon objectif : soit emprunter la route commerciale qui relie les trois grands royaumes de l’ouest aux régions du nord, soit couper à travers le Grand continent et de traverser la forêt des cendres, les gorges de souffre et la toundra du clan Cesvi. L’une est relativement sûre, les gardes de chacun des royaumes qu’elle traverse l’arpentant, mais a l’inconvénient de demander trois mois de voyage à cheval ou en calèche. L’autre, bien moins sûre, n’en demande qu’un… C’est alors que, dans la fougue de ma jeunesse idiote, je m’élançais à travers le Grand continent. Les détails de mon voyage ne sont pas des plus palpitants, aussi je vous en épargne. Après trois longs jours de marche, j’atteignais l’orée de la forêt, couverte des cendres qui lui donnaient son nom. A cause d’une pluie récente, l’air était chargé d’une odeur humide et pâteuse, accompagnée des relents âcres et secs des cendres. Aujourd’hui encore, personne ne sait pour quelles raisons toutes ces cendres viennent se déposer ici. Une hypothèse qui est pour moi la plus pertinente, et la mienne, est de tenir compte de la baie brumeuse, plongée comme éternellement dans le brouillard. Je suis à peu près certain qu’un volcan sous-marin s’y trouve et qu’avec le temps, il s’est mis à dépasser de l’eau. Ce dernier projetterait ses cendres en l’air et le brouillard les cacherait. Elles s’accrocheraient aux nuages passant par-là, et arrivant au-dessus de la forêt, une chute de pression les y ferait tomber. Mais mes connaissances sont essentiellement concentrées sur les créatures du vivant, je suis bien plus limité concernant la mécanique et la physique qui le régit.

Mais revenons à nos bouftons. Je suis ensuite entré dans la forêt à la suite d’une observation curieuse de son orée. C’était la première fois que je m’y aventurais, et je fus fortement déstabilisé par les premiers pas que j’y ai marchés. J’avais la sensation d’être coupé du monde, ou d’avoir voyagé dans un tout nouveau. L’air semblait saturé de cendres, les empêchant de tomber au sol à une vitesse normale, on aurait dit qu’elles ne souhaitaient pas rejoindre le tapis de poudreuse par terre. Évidemment, les arbres et arbustes y étaient très grands, car, bien que les cendres obscurcissent les lieux, une douce lumière fade filtrait jusqu’au sol. Plus on s’enfonçait au sein des bois, moins la lumière solaire parvenait à se frayer un chemin jusqu’au sol.

J’ai passé deux longues semaines dans ces bois, à suivre l’un des chemins qui y serpentaient. Et pour y avoir vécu un épisode pluvieux, je peux vous garantir que ces cendres sont un enfer une fois détrempées ! Pires que de la boue, elles collent et salissent tout ce qui entre en contact avec elles ! Je n’y avais pas fait attention en entrant dans cette forêt, mais une ligne de démarcation de la crasse était visible sur le tronc des arbres eux-mêmes ! Ce lieu est hautement intéressant, notamment pour les biologistes. Il existe justement plusieurs bivouacs les regroupant autour et à l’intérieur des bois. Deux d’entre eux sont animés par une petite bisbille, liée à la paternité d’une découverte, mais rien qui pourrait nous chaloir. Ce dont je souhaite vous parler a eu lieu après avoir quitté le camp des erpétologistes, qui se sont installés dans une zone de la forêt où les reptiles en tout genre existent en très grande quantité. On y trouve d’ailleurs de fascinants spécimens exclusivement endémiques à la forêt des cendres, dont la salamandre braisée, qui se cache dans les cendres pour chasser et qui est capable de cracher du feu ! Elle ne doit sa classification en tant que salamandre qu’à cause de sa taille et de son crachat de flammes, trop impuissant.

Désolé, je digresse de nouveau… Je venais donc de quitter ce fameux camp lorsque j’entendis un bruit très proche du cri animal, mais tout aussi proche du râle de douleur. Comprenez bien qu’il s’agit d’une forêt dans laquelle de nombreux animaux provenant d’aussi nombreuses espèces habitent, prédateurs comme proies, il est donc plus que normal d’y entendre des cris de douleur. Et ce cri me fit sourciller, puisqu’il ne s’agissait pas du cri de douleur d’une créature blessée ou en train de se faire dévorer. Et bien que j’eusse perdu mes sourcils après ma rencontre avec une créature capable de cracher du feu ! Je ne parvenais pas à déterminer la source de ce cri, et cette pensée m’obnubila la journée durant, jusqu’à ce que j’installe mon camp pour la nuit, entre deux gros arbres massifs.

Et là encore, il m’accompagna dans chacune de mes tâches. L’agacement qu’il provoquait se mua progressivement en inquiétude alors que je m’installais pour dormir. Ce n’était pas normal qu’il perdure malgré la tombée du voile sombre. J’étais cependant bien impuissant face à ce bruit, que je ne savais qualifier. Un prédateur aurait été silencieux, pareil à la mort, me suis-je alors dit, cela ne pouvait donc pas en être un.

Je n’eus cependant pas à attendre très longtemps pour que cette pauvre bête ne se montre. D’abord simple trait sombre se dessinant au loin, difforme, ne représentant aucune créature que j’avais eu la chance de croiser de ma vie. Et j’en ai vu des créatures ! Un paquet même !

Alors qu’elle approchait, son faible cri plaintif la précédait, et chacun de ses pas me laissait apercevoir un détail de plus. C’était une créature au poil gris, de la taille d’un renard, adulte… Je ne pus dire tout de suite si c’était un renard cendré ou non, les espèces vivant dans cette forêt étant très difficiles à identifier. Ce que je pus voir cependant, c’est qu’il souffrait. Horriblement. Et diable ! Que j’étais terrifié ! Plus que je ne l’avais jamais été.

Cette pauvre bête n’attendait plus que la visite de la faucheuse. Plusieurs stipes[1] se terminant par des petits réservoirs percés, desquels s’échappaient des spores, sortaient de son corps, dont ses yeux. Cet infortuné renard n’était pas mort lors de la pousse de ces appendices, en témoignaient les cicatrices qu’il s’était fait en cherchant à les retirer, certaines suffisamment profondes pour laisser apparaître sa boite crânienne. Plusieurs os de son corps rachitique étaient visibles d’ailleurs, que ce soit sa cage thoracique, ses pattes et sa colonne vertébrale.

C’était pour moi une véritable torture que de le regarder ainsi, mais je n’avais pas le temps de me lamenter sur son sort ! Loin de là ! Je ne l’ai pas présenté, cela étant trivial pour moi, mais ce renard était infecté par un champignon très rare (heureusement) : Ophiocordyceps lateralis. Ces derniers n’infectent généralement que des insectes, notamment certaines espèces de fourmis ou d’araignées. Il ne s’agit normalement que d’un hôte temporaire, puisque l’objectif est d’infecter des oiseaux. C’est en effet dans leur corps qu’ils arrivent à y développer leurs spores. Les volatiles en question viennent manger les insectes infectés, ce qui les infecte à leur tour. Le fungus fait d’ailleurs preuve d’une grande ingéniosité pour faire en sorte que sa consommation ait lieu. Il fait grimper l’insecte infecté en haut d’un arbre ou d’un arbuste où il s’accrochera à une feuille. Il recouvrira alors le corps de son hôte de mycélium aux teintes jaune ou rouge vives, afin de bien être visible. Il arrive dans de très rares cas que le fungus se retrouve dans l’organisme d’un hôte plus gros qu’un oiseau, comme des mammifères de petite taille. Vous l’aurez compris, que l’hôte ici soit un renard fut problématique, et je saisis que j’avais affaire à un spécimen exceptionnellement puissant d’Ophiocordyceps lateralis.

Je devais donc l’éliminer. La survie de la forêt reposait là-dessus. Problème, et de taille : la malheureuse bête m’avait repéré et me bondit dessus avec une vitesse et une agilité que je ne lui aurais jamais soupçonné. Je fus alors arraché de mon lit de fortune, dans lequel il se bloqua. C’est purement cette intervention de la chance qui me permet actuellement d’écrire ces mots. Ces malheureuses bêtes sont pareilles à des zombies et ne fonctionnent plus que comme des insectes, à savoir en réponse à de simples stimuli comme la présence d’une proie potentielle, la présence d’un danger, la présence d’un congénère du sexe opposé… J’étais ici une proie et un hôte potentiel pour l’Ophiocordyceps lateralis. Agissant dans la précipitation, j’attrapai une couverture avec laquelle je calais mon sac dans mon dos lors de la marche, et enveloppai ma cible avec. Je pouvais entendre ses jappements de douleur et de colère alors qu’il se débattait comme un diable, ainsi que les stipes sur son corps se briser alors que j’écrasais cette masse de couvertures grouillante. Vous le comprenez aisément à présent, mais je ne voyage jamais seul. Le danger m’accompagne dans chacune de mes aventures, peu importe quel sol je foule. Alors j’ai toujours avec moi de quoi me défendre. Une petite dague ouvragée avec patience et talent, ornée d’une myriade de gravures que mes piètres capacités de description ne peuvent et ne pourront jamais décrire correctement. Et un gourdin rudimentaire, fait pour frapper et assommer. Il était hors de question de le battre à l’aide de ce dernier jusqu’à ce qu’il perde la vie. Non, il souffrait déjà assez, inutile d’en rajouter. D’un geste mal assuré, je tâtai la couverture pour trouver son poitrail et son cœur, afin d’y glisser la pointe de ma dague. Ce ne fut pas simple, et j’eus peur de devoir ouvrir la couverture pour trouver à l’aide de mes yeux. Finalement, après bien des essais et de longues heures à craindre pour ma vie, j’y suis parvenu. Je ne pouvais cependant pas laisser cette bombe à retardement au milieu de cet environnement si riche en vie ! Je brûlai donc son corps encore enveloppé de la couverture, infectée par les spores du fungus.

Trop bien éveillé pour ensuite retrouver le sommeil, je me suis aventuré jusqu’au bivouac flambant, celui situé le plus au centre de la forêt, où elle est si dense qu’il est obligatoire de laisser des feux allumés en permanence. Là, je leur ai raconté mon aventure, qu’ils eurent bien des difficultés à croire ! Je les comprends, c’est bien la seule fois qu’on entendait pareille histoire. Et je vous le dis en ayant feuilleté de nombreux ouvrages en discutant, et en ayant conversé avec de nombreux spécialistes du sujet, me prenant pour un fou, ou un illuminé cherchant un moment de gloire parce qu’il a été le premier à assister à quelques évènements invraisemblables.

Peut-être que cela vous intéresse, mais je suis bien parvenu à ma destination, finalement. J’ai pu observer les premiers spécimens d’une nouvelle espèce, ce qui m’a valu de connaître un certain intérêt de mes pairs, pendant quelque temps. J’en étais bien content à l’époque ! Avec le recul, cela m’a desservi, étant invité par mont et par vaux pour participer à des colloques plus inutiles les uns que les autres… La célébrité a toujours un revers, loin d’être plaisant.

Je ne vais pas vous abreuver éternellement de mes histoires, je conçois qu’elles vous désintéressent quelque peu. Je vous recommanderai seulement d’être prudent avec les fungus, et de les détruire par le feu si d’ordinaire vous ne croisiez leur chemin. Ils ont une grande capacité de résistance, et un simple nettoyage au savon est inefficace. Cela serait même une forme de suicide, puisque vous seriez dans l’obligation de manipuler le parasite pour le nettoyer.

Finalement, et je vous laisserai sur ces mots, gardez bien à l’esprit que les champignons, quels qu’ils soient, peuvent être considérablement utiles, voire vitaux, mais qu’ils sont à manipuler avec une extrême prudence, pouvant devenir mortels pour celles et ceux ne les connaissant pas suffisamment.

 

 

 

[1] Organe du champignon supportant le chapeau, aussi appelé « le pied »

Alors, comment était la lecture ? J’espère qu’elle vous a plus. J’ai mis un peu de temps pour l’écrire et la corrigée, mais je suis à peu près certain d’avoir laissé passer quelques choses. Rien de grave (si vous en voyez, n’hésitez pas à les signaler, je les corrigerais ! ).

Dans tous les k, j’ai aimé l’écrire, les champignons étant un domaines intrigant. Pour information, ce genre de champignon parasitaire existe. L’ophiocordyceps unilatéralis est l’un d’entre eux et n’infecte que des insectes, les fourmis et araignées il me semble. Il en existe d’autres, infectant également les escargots, par exemple. Cette vidéo vous montre le phénomène https://www.youtube.com/watch?v=DC_NMn8xqKQ

Merci encore pour votre lecture, et si vous avez apprécié, n’hésitez par à partager ceci, ça m’aide beaucoup !

Miss Howard

Son guide l’invita poliment à entrer dans une petite pièce aux allures de salle d’interrogatoire, comme celles des séries policières. La décoration maigre et l’éclairage faible l’a déçue. Tout cela différait complètement avec la réputation de la maîtresse des lieux (ou maître des lieux, personne ne le savait), Miss Howard, une collectionneuse de renom.  Son contact lui avait donné rendez-vous dans un bar miteux, aux banquettes au cuir passé et au bois collant. Là, il l’avait conduite jusqu’à un immense complexe de hangars, entourés de parking habité seulement d’utilitaires blancs dont la peinture s’en allait. Elle avait ensuite été guidée Jusqu’à la salle d’interrogatoire, comme elle aimait à l’appeler, dans l’un de ces hangars, à travers de longs couloirs froids en béton, seulement éclairés par des néons encastrés dans le sol, le long des murs.

A la façon des couloirs, la déco y était inexistante, et seul le béton gris des murs les habillait. L’éclairage était assuré par un simple plafonnier en forme de soucoupe volante, dont le fil commençait à sérieusement se dénuder.  La lumière qu’il déversait était jaune. Au centre de la pièce, deux chaises d’école ayant bien vécu encadraient une grosse bobine de chantier faisant office de table. Un des murs était ouvert d’une large vitre sans tain, d’où elle le savait, elle était observée. Enfin, pour finaliser l’impression de prison du lieu, une caméra placée à la va-vite dans un coin, ne ratait pas une seconde de ce qui se déroulait.

Tout cela fit naître en elle un doute, plus conséquent que tout ce qu’elle avait éprouvé. Toute cette austérité lui donnait l’impression d’être arrivée en prison, et envie de changer sa définition de l’austérité. Où était le faste et le luxe vantés par Miss Howard et ses fans ? Elle eut à peine le temps de réfléchir à partir, que la porte qui l’avait menée ici s’ouvrit. 

– Bonjour Tempérance ! la salua poliment d’un large sourire une jeune femme brune. Merci d’être venue, installa-toi, l’invita-t-elle en désignant une des chaises de classe et en s’asseyant sur l’autre. 

Tempérance resta cois face à l’arrivée de son vis-à-vis. Aujourd’hui encore elle ne pouvait l’expliquer, mais son cerveau avait cessé de fonctionner. Elle se sentait désarçonnée par un flot de questions qu’elle souhaitait poser, et la nouvelle venue la bloquait dans ce cheminement, sans raison particulière. 

– Tout va bien ? s’enquit cette dernière. Installez-vous, cela vous aidera à vous détendre. 

– Mais… Je… parvint à articuler Tempérance.

Elle reprenait progressivement pieds, lui permettant de se calmer. Elle observa un instant la jeune femme en face d’elle avant de finalement s’asseoir, maladroitement.

– Pour quelle raison m’avez-vous faite venir jusqu’ici ? Lors de …

– Veuillez-me suivre s’il vous plait, la coupa la jeune femme en se levant rapidement et souplement. Nous avons tout préparé. Par ici, continua-t-elle en se plaçant devant la porte, maintenant ouverte.

Tempérance se retourna pour sonder le visage de son guide, cherchant à savoir si elle se moquait d’elle. Préférant ne pas se poser davantage de questions, elle se leva et la suivie. Peu de temps après, et quelques couloirs de bétons plus tard, elles pénétrèrent dans une grande verrière de style Eiffel blanche, dans laquelle d’innombrables papillons voletaient. Le lieu avait été pensé comme un jardin, abritant des centaines de plantes de toutes sortes, le tout étant bien agencé et entretenu. Un chemin en gravillons blanc traversait la pièce jusqu’à former un cercle en son centre, où une table en fer blanche attendait, accompagnée de deux chaises. Une cloche en fer recouvrait un plateau, lui aussi de fer, et dissimulait son contenu. 

Alors que sa guide l’accompagnait jusqu’à la table et la chaise sur laquelle, elle l’avait compris, elle devait s’asseoir, Tempérance remarqua la présence de tout un tas d’éléments à même la terre, au milieu des plantes. Un long frisson la parcourue, la laissant avec une sueur froide. Il était assez simple de voir que la terre était jonchée de déchets organiques, allant de simples déchets alimentaires comme des pluches de fruits ou légumes, jusqu’à des cadavres d’animaux.

Tempérance eu soudainement très chaud et son cœur s’emballa. Où est-ce que je suis putain de tombée ?! jura-t-elle intérieurement. Elle n’eut cependant pas à y réfléchir, une nouvelle personne venant de s’asseoir en face d’elle.

 – Bonjour Tempérance ! Merci d’avoir fait le déplacement. Vous pouvez m’appeler Trésor, et je représente Miss Howard, la célèbre propriétaire des lieux. Si nous faisons appel à vos services, c’est afin de nous aider avec ce qui est dissimulé par cette cloche, dit-elle en la tapotant avec l’index. Mon employeur a été vraiment impressionnée par la façon dont vous avez su retrouver des artéfacts que la rumeur disait perdus à jamais. Vous l’aurez compris, vous allez devoir recommencer pour nous.

 –   Excusez-moi, l’interrompit Tempérance d’une voix rauque, mais auriez-vous de l’eau ? J’ai la gorge sèche.

Trésor la dévisagea un instant, un sourire pincé sur ses lèvres, Tempérance y lisant parfaitement une colère froide et viscérale mal cachée.

 – Évidemment, répondit Trésor, avec cette fois, une totale maîtrise de ses émotions. Pouvez-vous nous en ramener ?  S’enquit-elle auprès des serviteurs en retrait, autour de la table.

 – Désolée de vous avoir interrompue, s’excusa Tempérance alors qu’un homme quittait la pièce à la recherche d’eau. Je ne voulais pas …

 – Ce n’est rien, la coupa Trésor. Vous avez bien fait et c’est pour moi une parfaite transition. Vous pourrez faire appel à nos services à n’importe quel moment, et où que vous soyez.  Nous vous fournirons tout ce dont vous aurez besoin pour mener à bien votre recherche, que ce soient des moyens financiers, matériels ou humains. En ce sens, nous avons réalisé un virement de vingt mille euros sur un compte ouvert à votre nom, dans une petite banque discrète domiciliée à Jersey.

Un serviteur choisi ce moment pour revenir avec un élégant plateau en métal, fruit du travail précis et attentionné d’un artisan sculpteur. Dessus se trouvaient une carafe et deux verres en cristal, aussi issus d’un travail de précision. Tempérance accueillit ce verre d’eau avec joie. Elle était en nage, résultat combiné de la chaleur qui régnait dans la verrière et de la panique qui montait en elle. Ajoutées aux cadavres d’animaux, la pression qu’elle subissait ainsi que les activités bancaires illicites dans lesquelles elle trempait maintenant, la terrifiaient. Elle porta le verre à ses lèvres pour essayer de reprendre pieds. 

 – Passons à l’objet de votre recherche, voulez-vous… poursuivit Trésor, en soulevant la cloche.

En dessous, dans le plateau d’argent, reposaient un joli verre vide soufflé avec soins, une coupelle en faïence remplie d’un citron à moitié pelé accompagné de quelques rondelles d’un autre citron et de petits bouquets de plantes que Tempérance ne reconnaissait pas. Sur l’une d’elle, un joli papillon majoritairement doré avec des notes de rouge et de noir, cherchait à la butiner.

 – Vous devrez chercher un tableau, celui représenté ici, continua Trésor en montrant le plateau de la main. Il s’agit de la nature morte au citron pelé et au verre taillé, de Maria Margaretha van Os, anciennement exposé à la Haye. Nous savons que l’exemplaire exposé est une reproduction, et que les conservateurs sont formels quant à la disparition de l’original. Vous partirez dès demain pour La Haye afin d’en apprendre davantage. Rapportez-nous ce tableau, et vous serez payée en conséquence.

 – De combien de temps est-ce que je dispose ?

 – Ce n’est pas une question de temps, répondit sèchement Trésor en se levant. Artéfact vous donnera tous les détails que vous devez connaître, dit-elle en désignant un colosse à sa droite. Ce fut un plaisir de vous rencontrer Tempérance, J’espère vous revoir rapidement.

 – Par ici je vous prie, l’invita poliment Artefact.

Désarçonnée par cette entrevue aussi rapide qu’impressionnante, et ayant à peine pu boire, elle resta assise quelques secondes. D’un geste mal assuré elle but son verre et suivi Artéfact hors de la verrière. Durant tout son trajet vers un petit salon entièrement gris, sentant le renfermé, elle se demanda où elle était arrivée et comment elle pourrait se sortir de ce guêpier.

 

 

 

Merci pour votre lecture ! Celle-ci fait suite à un atelier d’écriture que j’ai eu la chance de faire à Nantes. L’un des exercices consistait à choisir une œuvre d’art et à imaginer une histoire à partir de celle-ci, ce que j’ai refait ici. Si vous voulez savoir laquelle, il s’agit d’une nature morte : la nature morte au citron pelé et au verre taillé, de Maria Margaretha van Os https://www.rijksmuseum.nl/en/collection/SK-A-1107

J’espère que cette lecture vous aura plus, et je vous donne rendez-vous prochainement, pour quelque chose de plus long !

 

 

Les nettoyeurs

– Oh, te voilà enfin décidé à sortir de ta tente, s’exclama d’une douce voix fatiguée, une femme assise devant un feu de camp. As-tu faim ?

Sa question n’eut de réponse que le crépitement du feu et le bruit de la nature environnante. Son regard s’éternisa un peu trop longtemps sur la seconde personne, avant de se baisser dans un soupir de sympathie.

– Ce n’est rien, tu n’es pas obligé de parler. C’est déjà une bonne chose de sortir et de ne pas rester seul. Ce que tu as vécu est particulièrement atroce. Je ne peux pas le réparer, personne ne le peut. Je peux uniquement t’offrir ma compagnie, de la nourriture et un peu de protection. Assieds-toi, tu ne risques rien autour de ce feu, poursuivit-elle en voyant qu’il restait debout, tout penaud.

Mérédith l’avait rencontré… secouru plutôt, le matin même. Il faisait partie d’un groupe qui avait eu le malheur de rencontrer une Gilière, et s’était fait massacrer. Lui-même avait été sévèrement blessé, arborant une large estafilade du côté gauche du visage, du menton au début du scalp, le privant au passage de son œil, et de nombreuses griffures au torse et au dos. Avec leurs longues griffes qu’elles ont l’habitude d’aiguiser sur la roche, les Gilières sont des prédateurs mortels. Ces grands reptiles à l’apparence de mante religieuse, protégés de plaques de chitine, sont parmi les créatures les plus dangereuses présentes dans les marais, derrière les irradiés boueux.

– Mange, dit-elle d’une voix ferme, mais douce. Tu dois manger, ou tes blessures ne se refermeront pas. Et crois-moi, avec toutes les saloperies qu’il y a dehors maintenant, ça serait mieux pour toi qu’elles se ferment vite. Ce sont des pommes de terre bouillies avec un peu de haricots et des criquets. Je suis d’accord, la présentation laisse à désirer, mais c’est très bon.

Timidement, il saisit la gamelle en fer blanc qu’elle lui tendait et commença à manger. D’abord avec réticence, puis goulûment, se rendant compte à quel point il était affamé. Mérédith ne savait pas à quand il remontait, mais son dernier repas devait facilement dater de la veille. Trop occupé à dévorer son repas, il ne remarqua pas le regard plein de compassion que lui portait Mérédith. Le feu de camp, les tentes, le paysage… elle le laissa vagabonder, comme on le fait lorsqu’on s’ennuie, lorsqu’on ne sait pas quoi faire d’autre, donnant de l’importance à des détails insignifiants. Comme les grattements des rongeurs qui pullulaient, le bruit provoqué par ce même rongeur lorsqu’il se faisait attraper par un rapace, la forme des feuilles de certains arbustes qu’elle ne pensait pas être aussi pointues…

– Merci, dit une voix qui la ramena à la réalité.

Elle sourit, heureuse de le voir parler, et d’avoir fini son plat. Il allait se battre, c’était très bien.

– C’était bon ?

Après un moment d’hésitation, il hocha la tête sans grande conviction, ce qui fit rire Mérédith.

– Tu n’as pas à me mentir si tu n’aimes pas mes plats, mais tu vas devoir t’y faire, surtout si on fait un petit bout de chemin ensemble. N’hésite pas à me dire si tes blessures te font mal, je regarderai ça.

Son repas avalé et ses blessures nettoyées et pansées, le jeune garçon était maintenant un peu plus détendu. Néanmoins, les regards furtifs qu’il lançait lorsqu’il entendait un bruit, les petits sursauts qu’il faisait, les petits replis nerveux sur lui-même, témoignaient que la peur était bien là, bien présente. Il lui faudra beaucoup de temps avant qu’elle ne se transforme en force, pensa Mérédith. Il vivra longtemps avec, tapie en permanence derrière les émotions du quotidien, guettant la moindre occasion, se déplaçant tel un fauve observant sa proie, s’insinuant par le moindre interstice, à la manière de l’eau. Elle en frissonna, se rappelant les dégâts que la peur pouvait faire et préféra chasser cette pensée.

– Tu as quel âge ? s’enquit-elle. Sept ans ?

Il fit non de la tête, et après quelques secondes à ne pas savoir quoi faire de la gamelle qu’il tenait encore en mains, il parvint à lever six de ses doigts.

– Six ans ? D’accord. Je suis plus vieille que toi, j’en ai quarante-six. Mais attention à toi ! Ne viens pas dire que je suis vieille ! plaisanta-t-elle. Cela signifie que tu es né après que la guerre n’arrive…, poursuivit-elle en voyant qu’il était encore trop tôt pour qu’il rie.

– C’est quoi une guerre ? lui demanda-t-il, timidement.

– Eh bien, articula Mérédith avec difficultés, c’est pas simple à expliquer… C’est lorsqu’au moins deux groupes de personnes se battent entre eux, avec des armes et qu’il y a plein de blessés et de morts. Souvent, ça a lieu entre deux pays, ou plus. Ici, un homme a lancé une guerre, envoyant des soldats dans un pays voisin pour le contrôler. Les habitants de ce pays ont résisté et il y a eu de très nombreuses victimes.

– C’est quoi une victime ? L’interrompit le jeune garçon, qui écoutait avidement ce que lui disait Mérédith.

– Une victime est quelqu’un qui subit un choc violent, qui en sera blessé ou pire, tué. La blessure peut ne pas être physique, et peut aussi être morale…

– Je comprends pas ces mots, ils veulent dire quoi ?

– Lesquels, demanda la femme, nageant tant bien que mal entre les sentiments : bercée de joie de voir qu’il s’ouvrait un peu, légèrement secouée par l’agacement d’être interrompue et parce qu’elle avait oublié qui était son interlocuteur, et bousculée par la panique que lui provoquaient ces questions.

– Physsique et morbal, répondit-il, pas très sûr de lui.

– Une blessure physique, c’est une blessure sur le corps, comme… ton visage, par exemple. C’est une blessure qu’il est possible de voir. Et une blessure morale, c’est une blessure qui…, hum, qui se voit aussi, mais c’est pas pareil. Tu es triste, non ? Ajouta-t-elle après quelques secondes de réflexion. De ce qu’il s’est passé ? Eh bien c’est une blessure morale. Les choses que tu as vécues t’ont fait du mal, et tu en ressens de la tristesse.

– Et on en guérit ?

Mérédith soupira doucement, ne sachant trop quoi répondre. Après quelques secondes à regarder les ombres dansantes des flammes, elle répondit.

– Ce n’est pas aussi simple. Pour moi, on n’en guérit pas, on apprend juste à vivre avec. Ou sans. On est tous différents, alors chez certaines personnes, le sentiment qui naît de la blessure, la tristesse pour toi, peut s’atténuer, pour d’autres, elle peut devenir beaucoup plus forte. Mais elle ne disparaît pas. Jamais. Il faut juste continuer à vivre, et à savourer les joies du quotidien, profiter de l’instant présent. En parlant du présent, nous devons nous remettre en marche. J’ai envie d’être à Perridos avant demain soir. Tu vas devoir porter ta tante toi-même, je n’en ai plus la place.

Après hoché la tête, toujours timidement [1], il se leva et commença à se diriger vers sa tante lorsqu’il se retourna et demanda :

– C’est normal de voir des choses, qui disparaissent quand on les regarde ?

– Hein ? Qu’est-ce que tu racontes ?

– Comme des petites bêtes transparentes, blanches, et qui nous regardent. Mais on les voit que quand on les regarde pas tout droit, que sur le côté.

– Je ne sais pas quoi te répondre, dit Mérédith, un peu troublée par ce qu’elle venait d’entendre. Va ranger tes affaires, on aura tout le temps d’en discuter plus tard.

Alors qu’il s’exécutait, et que Mérédith rangeait elle aussi ses affaires tout autour du camp, elle aperçut du mouvement du coin de l’œil. Sur une branche, elle entrevit une petite sphère transparente, faisant penser à de la fumée, l’observant de ses petits yeux noirs, et l’écoutant de ses longues oreilles de lapin. Aussitôt qu’elle la regarda, elle disparut.

Elle sourit en pensant qu’il y avait bien longtemps qu’elle en avait vu, et en comprenant ce que son protégé avait dit. Et elle n’était pas seule : partout, sur les blocs de béton armé, autour des flaques et mares de liquide à la couleur étrange, recouvertes d’une sorte de couche d’algues, sur les branches, les souches… Tous ces lieux abritaient de petites créatures vaporeuses.

Une fois les affaires réunies, rangées dans les sacs et ces derniers hissés sur les épaules, ils se mirent en route. Ils progressèrent au milieu de ces marais, prenant soin de contourner les flaques étranges qui creusaient le paysage et imbibaient le sol de leurs liquides. Pour être certaine de ne courir aucun risque, Mérédith préféra faire de grands détours, se rallonger. Il aurait été ridicule d’avoir sauvé ce gamin pour le jeter dans la première flaque polluée trouvée. Elle ne connaissait pas trop mal la zone, l’ayant arpentée plus d’une fois, mais ces marais étant immenses, s’étalant sur plusieurs kilomètres, cela ne faisait pas de grandes différences du chemin qu’ils choisissaient.

Quitter ces marais leur demanda deux jours, arrivant aux abords d’une zone boisée en plein après-midi. Mérédith jugea plus prudent de s’arrêter là pour la journée plutôt que de s’enfoncer dans la forêt tout de suite. Ils en auraient tout le temps le lendemain. Comme à chacun de leurs arrêts, ils montaient le camp et trouvaient de quoi allumer un feu, tout en portant une attention particulière à leur environnement, et aux différentes marques indiquant la présence d’une menace mortelle. Des traces de pas boueuses, appartenant à des pieds nus, indiquaient que l’endroit était traversé par des irradiés boueux. Toucher ces traces de pas était une très mauvaise idée, sauf si vous cherchiez à mourir.

Basile, le jeune garçon sauvé par Mérédith, s’était renfermé dans son mutisme, au grand dam de sa sauveuse, qui ne savait pas quoi faire. Elle avait essayé de renouer ce début de lien qui s’était établi entre eux, mais rien n’y faisait. Basile restait insensible. Ce soir-ci, après un nouvel échec, elle soupira en admettant qu’elle ne sût probablement plus comment s’y prendre avec les enfants. Abattue par cette pensée, elle reporta son attention sur son repas de criquets qui commençait sérieusement à refroidir.

– Ce n’est rien, reprit-elle. J’espère que ton plat te va. Ce n’est pas trop chaud ? Non ? Tant mieux…

Basile l’observa en silence tout en continuant à manger. Mérédith, elle, se torturait pour trouver ce qu’elle pouvait dire pour relancer la discussion et arracher quelques mots à son interlocuteur.

– Désolée, je souhaite juste te parler et t’aider, poursuivit-elle finalement. Tu… tu me rappelles quelqu’un, hésita-t-elle un instant avant de poursuivre. Mais tu n’es pas cette personne évidemment, et je n’ai pas à la voir à travers toi. Nous arriverons à Perridos dans cinq ou six jours, si tout se passe bien. Ici, tu rejoindras une famille, qui t’élèvera et s’occupera de toi. Et tu seras libéré de ma présence, essaya-t-elle de plaisanter. Tu verras, c’est une ville sympathique, il y a plein de choses à voir et …

Un bruit la stoppa dans son discours et elle bondit sur ses pieds, ses yeux scrutant l’obscurité de la nuit tombante. Ils n’y trouvèrent pas ce qu’ils cherchèrent, ce qui la frustra.

– Cache-toi dans la tente, en silence, chuchota Mérédith à Basile, qui ne se fit pas prier. Et ne fais pas un bruit.

D’une main assurée, elle glissa une petite bâte dans sa ceinture et saisi des bâtonnets lumineux qu’elle craqua et lança dans la pénombre. Une ombre courut hors de la zone d’effet de la lumière, dérangée par celle-ci. Mérédith ne reconnaissait pas les créatures auxquelles ces ombres appartenaient, ce qui ne fit qu’augmenter sa frustration. Au milieu des bruits de course autour du camp, un des bâtons lumineux s’envola et disparut dans la nuit, jeté par la créature.

Mérédith se concentra, elle ne devait pas se laisser submerger par la panique et la frustration. Leur survie en dépendait. Elle comprit qu’il n’y avait qu’une créature, qu’elle entendait courir à quatre pattes en soufflant bruyamment. Pour ne pas se faire surprendre, elle la suivait autour du camp sans quitter la lumière du feu de camp. Par moment, elle jetait des bâtons lumineux dans l’obscurité pour essayer de voir ce qui leur tournait autour, en vain. Seules les ombres lui répondaient, géantes et déformées.

Soudainement, le silence tomba. Plus effrayant encore que le bruit, signifiant que quelque chose avait changé, et qu’elle ne le savait pas. Mérédith recula lentement vers le feu de camp, jetant des regards inquiets autour d’elle sans voir ni entendre la créature. Comme pour répondre à la question silencieuse ‘où est-elle ?’, elle bondit de l’obscurité sur Mérédith, qui se protégea en levant le bras gauche devant elle, cherchant à attraper sa batte de l’autre. La bouche puissante et dénuée de lèvres de l’irradié boueux s’était refermée sur son avant-bras, seulement protégé de sa veste en cuir. L’irradié l’attaqua comme une bête sauvage, la griffant de ses grandes mains boueuses, secouant la tête violemment tout en maintenant sa prise sur l’avant-bras de sa proie. La créature se laissa submerger par la colère et hurla à gorge déployée. Son avant-bras libéré, Mérédith plaça ses mains sur le cou de la créature qu’elle avait du mal à repousser, tant elle était lourde, massive et qu’elle glissait dans la boue qui la recouvrait. L’immense tête sombre, aux orbites dépourvues d’yeux, à la bouche dépourvue de lèvres, dévoilant une rangée de gencives à vif, s’approchait dangereusement d’elle. Elle voulut jouer le tout pour le tout et saisir sa batte, sans savoir quoi improviser ensuite.

La grosse tête de l’irradié fut repoussée sur côté, le projetant dans son sillage. Au-dessus de Mérédith un homme à la peau hâlée tenait une masse boueuse d’une main, et une petite cordelette au bout de laquelle pendait un bouchon dans lequel une fente était taillée. Il commença à la faire tourner et un bruit assourdissant chassa le silence nocturne qui était retombé. Les cris de couleurs de plusieurs irradiés répondirent dans la nuit au sifflement.

– Ça va, Mérédith ? s’enquit le nouvel arrivant d’une voix essoufflée. On soignera tes blessures plus tard, je gère la situation. Prends ma masse.

Une fois la masse dans les mains de Mérédith, il s’avança vers l’irradié qu’il avait frappé et qui se tordait de douleur au sol. Le bruit lui devint insupportable et il se mit à reculer en hurlant sur l’homme, qui maintint la pression, le faisant reculer encore plus loin. D’une main, il récupéra un petit appareil de sa sacoche et le posa par terre après l’avoir allumé et le même bruit que celui du bouchon se fit entendre.

Les irradiés boueux vociférèrent dans la nuit, tentant d’intimider ce nouvel adversaire, mais il avait l’ascendant sur eux. Rapidement, il plaça deux autres appareils autour du feu pour couvrir une grande zone. Des bruits de pas précipités se firent entendre et le silence se fit de nouveau, ponctué des sifflements produits par les machines.

– Comment tu t’appelles toi ?

– Moi, c’est Julio, toi c’est Basile, c’est ça ?

Le petit garçon hocha la tête.

– Elle est où Mérédith ? demanda-t-il d’une petite voix.

– Elle va bien, rassure-toi. Des médecins s’occupent d’elle et elle va s’en tirer. Et toi, comment vas-tu ?

– Bien, répondit Basile, sans être trop sûr de lui.

Rapidement après l’intervention de Julio, un groupe de personnes venant de Perridos les avait rejoints. Et tout aussi rapidement, ils avaient été amenés en ville, où ils purent être soignés et en sécurité. Dans un salon sobrement meublé, devant un thé chaud et quelques petits gâteaux, Julio tenait compagnie à Basile. Ses blessures cicatrisaient rapidement.

– Tu l’aimes bien, Mérédith ? s’enquit Julio. C’est vrai que c’est une bonne personne, continua-t-il en voyant Basile faire oui de la tête. Je suis certain que c’est la raison qui l’a fait devenir une nettoyeuse.

– C’est quoi une nettoyeuse ? demanda le petit garçon.

– En voilà une question qui n’a pas de réponse simple, mais qui est aussi très simple à répondre. La réponse simple, c’est qu’on parcourt le monde, ou ce qu’il en reste, pour le nettoyer et faire en sorte qu’il ne soit plus pollué. C’est une mission importante, puisque c’est la pollution qui a transformé le monde tel qu’il l’est aujourd’hui.

– Le monde a changé ?

– Oh oui, énormément ! dit Julio en mettant une forte emphase au mot énormément. Plus que je ne pourrai le dire ! Déjà, il n’y avait pas d’irradiés boueux ! De vraies sa… sales bêtes ces choses-là. Ensuite, il y avait beaucoup plus de monde, plus d’hommes et de femmes. Nous étions huit milliards, ce qui est juste fou…

– Ça fait beaucoup ?

– Oui, suffisamment pour que personne ne soit capable de compter jusqu’à ce chiffre en partant de zéro, en une vie. C’est ce que je trouve de beau dans ce chiffre : en une vie, il n’est pas possible de connaître toute la diversité de vies qu’abrite ce monde.

– J’ai pas compris, mais ça doit faire beaucoup, répondit Basile, penaud.

Ils discutèrent ainsi de longs moments, avant que Basile ne présente des signes de fatigue et ne soit mis au lit par une jeune femme aux bras bandés et coiffée d’une longue natte épaisse, lui passant par-dessus l’épaule et tombant jusqu’à la hanche. Julio se retira et passa à l’hôpital afin de prendre des nouvelles de Mérédith. Son état s’améliorait et elle ne semblait pas souffrir d’empoisonnement dû à l’attaque de l’irradié boueux, ce qui était une très bonne chose. En revanche, l’avant-bras qu’elle avait utilisé pour se défendre lors de l’attaque avait été mordu jusqu’au sang, et avait été amputé, pour limiter tout risque d’infection.

Les jours suivants, Julio s’occupa de quelques affaires qu’il avait à régler, dans la ville ou les camps qui s’étaient établis autour, se rendant dans les écoles pour présenter ses missions de nettoyeur, allant échanger avec d’autres nettoyeurs de leurs missions. C’est alors qu’il allait voir Una, une nettoyeuse, qu’il croisa quelqu’un qu’il ne pensait pas voir dehors de sitôt.

– Déjà sortie ? Je pensais qu’ils voulaient te garder en observation ?

– Je dois rester à Perridos pour les deux prochains mois, répondit Mérédith. J’ai beaucoup d’énergie à récupérer et les médecins veulent être certains que je n’ai pas été irradiée. En promenade ?

– J’allais voir Una, une nettoyeuse qui a l’habitude de travailler du côté du territoire de l’ancien Pays de Galles.

– Ouch, grimaça Mérédith. De ce que j’ai entendu, c’est une vraie misère là-bas. Des clans gallois se sont organisés et pris le contrôle de petites régions. Un vrai retour au moyen âge, tout le monde cherchant à grappiller du territoire, se moquant bien des moyens utilisés parvenir à leurs fins…

– J’ai eu des échos similaires, je voulais donc voir avec elle si l’intervention de nettoyeurs de sangs lui serait utile, en plus de récupérer quelques informations plus fraîches sur la situation.

– Ce serait une perte de temps de vous envoyer là-bas, fit remarquer Mérédith. Si vous coupez une tête, une autre repoussera à la place. Les enjeux politiques sont bien trop compliqués dans ce cas pour que la solution soit simplement « tuons Lays la tachée et tous les clans se calmerons ».

– Je sens qu’il y a matière à discussion, répondit calmement et avec une pointe d’amusement Julio. Allons nous installer autour d’un verre pour poursuivre, continua-t-il en montrant l’allée derrière lui du pouce.

Après quelques minutes de marche dans les rues propres et droites de la périphérie de Perridos, où le bitume se clairsemait et laissait place à la terre et à l’herbe, un bar au style industriel sobre, entre bois et métal, les accueillit sur une table construite avec un bidon large sur lequel une plaque de bois avait été vissée. Ici, loin du cœur actif de la ville, les rues étaient plus larges, plus respirables, un peu plus végétalisées et accueillantes. Cette petite promenade avait fait du bien à Mérédith, qui commençait à s’énerver, et lui permit donc de se calmer un peu; le temps lui paraissait long aussi, enfermée à la maison de soins.

– Et donc, que souhaites-tu apprendre d’Una ? attaqua immédiatement Mérédith.

– Comme je te l’ai dit tout à l’heure, j’aimerais en savoir un peu plus sur la situation actuelle sur place. Il faut s’y intéresser si on veut pouvoir intervenir intelligemment.

Mérédith respira un coup avant de répondre, ne voulant pas réagir sous le coup de la colère.

– Bien, et comment penses-tu qu’il faille intervenir ?

– Tu te doutes bien qu’il n’y a pas une réponse unique à cette question, répondit Julio après un bref soupir. Il est trop compliqué d’y répondre sans connaître la situation sur place, si ce n’est que je peux dire que selon moi, il faut apprendre des erreurs des grandes organisations telles que l’ONU ou l’OMS.

– Que veux-tu dire par là ?

– Ce que je souhaite dire, c’est que nous, nous agirons. Si ces organisations avaient su sévir lorsqu’elles avaient eu à le faire, nous n’en serions pas là.

– Elles agissaient, mais assurément pas comme tu l’entends. De plus, comme une grande partie des pays y siégeaient, elles ne pouvaient pas agir, mais réagir en protégeant les populations. Tu sais bien que cela aurait été perçu comme une attaque autrement. Et de toute façon, ce n’est pas notre mission, trancha Mérédith en voyant Julio chercher à lui répondre.

Julio répondit par un sourire narquois lourd de sens, que Mérédith comprit assez rapidement.

– Que prépares-tu ? assena Mérédith, en se penchant en avant et en pointant d’un doigt accusateur son vis-à-vis. Tu sais quelque chose que je ne sais pas.

Mérédith ne put se retenir d’éprouver de l’amusement, en posant cette question. Ils se connaissaient depuis un moment et elle savait que Julio ne voulait plus attendre, concernant les questions écologiques.

– Tu le sauras bien assez tôt, répondit Julio d’une voix contrôlée de laquelle pointait de la satisfaction.

– En effet, je vais le savoir dès maintenant. Que préparez-vous ?

– Un peu de patience, voyons. Je croyais qu’on était là pour boire un verre tranquillement. D’autant plus que tu n’auras qu’à attendre que deux jours.

Dans la rue, une fanfare passa en jouant. Ses membres semblaient heureux de pouvoir défiler ainsi, arborant leurs beaux costumes de rouge et de doré, fait pour attirer les regards. On pouvait voir qu’ils portaient grand soin à leurs instruments, les cuivres brillants au soleil, les cuirs des percussions étant parfaitement blancs et bien tendus… Mérédith connaissait bien cette fanfare, qui avait choisi de ne jamais jouer d’anciennes musiques, que des créations de leur cru. Elle l’avait entendue arriver et avait voulu presser Julio avant qu’ils ne soient là.

– Jamais cela ne passera, répondit calmement Mérédith qui avait compris le sous-entendu et qui avait digéré l’information. Les autres nettoyeurs ne seront pas d’accord.

– Tu as raison, il est bête de notre part de penser pouvoir vous mettre dans notre poche.

Mérédith, contente d’entendre Julio dire cela, se laissa à sourire.

– En revanche, je vais tout de même le proposer, et je ne serai pas le seul à le faire. Il y a un moment que certains d’entre-nous pensent que notre fonction de conseiller n’est pas assez, n’est pas suffisante. Que tu le veuilles ou non, Mérédith, le nombre de dossiers sur lesquels nous intervenons et nous ne progressons pas augmente. Nous devons faire autre chose qu’accompagner !

Julio était à présent plus énergique et accompagnait ses mots de nombreux gestes.

– Des dossiers ? Ricana Mérédith, comme en entreprise ? J’ai du mal à voir l’un des sages nous dire « je veux le dossier Manche sur mon bureau pour mardi prochain ! »

Julio la regarda en silence, amusé.

– Soit, imaginons ne serait-ce que deux secondes que tu as raison, répondit Mérédith en se massant les tempes, sentant un mal de crâne arriver. Que penses-tu qu’il se passera si tu forces des gens à adopter un comportement ?

– Qu’est-ce que de la psycho a à faire dans cette discussion ?

– Réponds-moi juste, et ne cherche pas à gagner du temps.

Le jeune homme lui sourit faussement et soupira, avant de se gratter la nuque et de regarder un moment à l’extérieur. Pendant ce temps, Mérédith ne le quitta pas des yeux, attendant sa réponse.

– Cela dépend, mais certaines personnes se braquent et refusent le changement, d’autres acceptent docilement, il y a aussi ceux qui discutent, parlementent, posent des questions… Je dirais que c’est tout ce qu’il est possible d’avoir comme réaction, autour de ce que je viens de te dire.

– Tu as raison, mais ça, c’est vrai dans le cadre d’une société normée et structurée. Les choses ont changé et c’est plus compliqué maintenant. Je vais être franche avec toi. Je ne pense pas que nous devrions faire davantage usage de la force. Au contraire. Mais je ne connais pas l’ensemble des situations auxquelles nous pouvons être confrontés. Les solutions aux situations que nous rencontrerons ne sont pas uniques, et dépendront de tant de facteurs que je ne peux pas tous les lister.

– Donc pour toi, c’est en semant le doute dans les esprits des nettoyeurs qui ont soif d’action que tu pourras calmer les choses ?

– Tu te trompes, répondit calmement Mérédith. Ce que je souhaite semer, c’est la raison. Chaque cas est unique et c’est au nettoyeur en charge de le traiter comme il l’entend, en accompagnant les gens sur place. Cela est bien dommage, poursuivit-elle après un soupir, il n’est pas possible d’échanger avec toi sur le sujet.

– Il en va un peu de même pour toi, répondit Julio, narquois. Impossible de te faire entendre raison !

– C’est parce que je suis d’un naturel optimiste, moi ! le railla-t-elle. Je ne vois pas le mal partout !

– Mais je suis optimiste moi aussi ! C’est simplement que je suis plus strict avec le comportement des autres !

– Oh, mais laisse un peu les gens respirer monsieur le flic !

Tous deux passèrent ainsi le reste de l’après-midi à profiter (un peu trop) du petit bar. Beaucoup de choses et de temps étaient à rattraper, après deux longues années de séparation. Se séparer ne fut donc pas de tout repos, et Mérédith se fit sévèrement sermonner par la jeune infirmière veillant sur elle, rentrant à une heure avancée.

La journée suivante fut d’ailleurs très difficile, Mérédith étant encore convalescente suite à son amputation la fatigue l’emporta sur son envie de se promener. Se reposer lui fit du bien, et elle put attaquer l’assemblée des nettoyeurs qui démarrait le lendemain.

Au centre de Perridos, une énorme allée menait vers un grand et somptueux bâtiment inspiré de l’hôtel des marines situé anciennement à Paris. Ce bâtiment avait été construit exclusivement pour accueillir tous les évènements ayant lieu ainsi que les représentants du pouvoir en place, appelés les sages. Chaque sage se voyait attribuer un sujet, une organisation, pour lequel il avait à prendre des décisions, et qu’il observait. Ils se réunissaient très régulièrement, notamment pour prendre des décisions.

Aux pieds des marches menant à l’intérieur, une fanfare, celle que Mérédith avait vue la veille, accueillait les passants dans la rue et les nettoyeurs, ne comprenant pas ce qu’il se passait. Mérédith, accompagnée d’une amie nettoyeuse appelée Lise, s’énerva en arrivant sur place.

– Qu’est-ce que c’est que ça ? murmura-t-elle. Tu es au courant de ça ? s’enquit-elle auprès de son amie, qui répondit en secouant la tête, une moue dubitative sur le visage.

Plusieurs nettoyeurs se trouvaient en périphérie de la place, dans le même état de surprise. Tous se cherchaient du regard, espérant trouver un pair ayant une réponse sur ce qui se passait. Cette réponse se présenta elle-même sous la forme de Julio et de Grégoin, arrivant fièrement sur la place.

– Bienvenue à tous ! Bienvenue ! s’exclama Julio en s’avançant, les bras grands ouverts. L’assemblée générale des nettoyeurs est sur le point de débuter ! Mesdames, messieurs les nettoyeurs, n’hésitez pas et entrez prendre place. Et si vous n’êtes pas conviés à nos échanges, profitez de la fanfare ! L’a journée s’annonce fantas…

– Peux-tu nous expliquer ? demanda froidement un homme à la peau tannée et à la barbe poivre et sel taillée avec grand soin.

– Bien le bonjour, Zaid, comment vas-tu ? demanda Julio avec une révérence trop forcée.

– Cela ne répond pas à ma question, Julio.

Le silence s’écrasa sur la place, s’étant imposé si violemment qu’il avait claqué dans l’air. La fanfare s’était arrêtée de jouer et tout le monde observait l’échange entre les deux hommes, comprenant le rapport de supériorité qui s’établissait.

– Je cherche simplement à faire un peu plaisir aux gens, répondit Julio avec un faux sourire, comprenant qu’il perdait le face-à-face. Rien de méchant, vous savez.

– Congédie-les, trancha Zaid. Je me permets de te rappeler, Julio, que l’ordre des nettoyeurs n’a pas pour vocation de s’afficher publiquement, mais plutôt de faire les choses discrètement, de conseiller et sans faire de vagues.

Julio le regarda fixement avec un sourire impertinent qui ne demandait qu’une pichenette pour passer à la moue de colère. D’un geste, il demanda à l’une des femmes de la fanfare de venir le voir et calmement, les remercia. Un peu perdue, son regard passa d’un des hommes en face d’elle à l’autre, avant de se retourner vers son groupe en secouant la tête.

– Ne crois pas que cet incident s’arrêtera là, Julio. Nous aurons une discussion toi et moi.

– Avec plaisir, Zaid. C’est pour moi une joie que de pouvoir m’entretenir en privé avec le sage en charge de mon ordre.

– Nous parlerons également de tes fausses courbettes et de ton ton menaçant. Bien, Messieurs dames les nettoyeurs, merci de vous rendre à l’intérieur et de prendre place, nous allons bientôt commencer l’assemblée. Si vous ne faites pas partie de cet ordre, merci de ne pas bloquer l’entrée de ce bâtiment.

Zaid, ayant ramené le calme, se positionna en bas des escaliers et observa la lente procession des nettoyeurs. Au milieu de la place, Julio fixait Zaid sans bouger. Son sourire s’était envolé, la détermination le remplaçant. Mérédith voulut le rejoindre pour savoir ce qu’il venait de se passer, n’ayant pas tout entendu. Julio prit la direction des marches juste avant qu’elle ne l’atteigne et Mérédith se stoppa net. Elle l’avait surpris à murmurer et était sûre d’avoir entendu qu’il allait passer très prochainement à l’action. Elle se fit alors une note mentale de surveiller Julio de très près.

[1]Il n’a pas compris un traître mot de ce que lui a dit Mérédith, mais est trop timide pour le lui dire.

Le capitaine

  • Hein ?! Tu ne connais pas le fameux capitaine de ce navire ? s’exclama une jeune femme fine, à la peau mate et façonnée par des années d’exposition à l’iode et au soleil.

Le jeune homme devant elle la dévisagea longuement avant de lâcher :

  • Ben… non.

Ce fut à son tour à elle, de le dévisager longuement, sans cligner des yeux. Incrédule, elle tourna la tête lentement vers les pirates derrières elle, dont l’un d’entre eux leva les épaules.

  • Tu cherches à me faire croire que tu ne connais pas le grand capitaine de ce bateau, celui qui a réussi à naviguer au-delà des mers anguleuses, sombrement célèbres pour leurs cimetières de bateaux ; aussi connu pour avoir occis un terrifiant kraken et qui a réussi à en ramener un en vie au près des observatoires des royaumes des sœurs ; celui-là même, dit-elle triomphalement en levant un doigt en l’air, qui a défait le terrifiant Edgar O’Doll, dit le « faiseur de poupées », régnant sur l’équipage des chiffonnés, composé de plus de 7 000 pirates sanguinaires !

Le jeune matelot remarqua derrière la jeune femme, un pirate massif, à la moustache longue et fournie, secouer l’une de ses mains en s’épongeant le front du dos de l’autre.

  • … Celui qui a placé sous son contrôle plusieurs terres comme l’ile du croc-de-loup, l’ile du géant borgne, celle du palmier, offrant plus de ressources naturelles qu’on ne peut en rêver…
  • Oh, moi ! Jacquotte ! Moi, moi ! Je sais ! beugla bêtement un pirate plus petit que Jacquotte.
  •  Quoi !? Cria-t-elle avec colère en se retournant vers celui qui avait eu l’outrecuidance de la couper.
  • Ben, on a aussi… Un lieu d’une grande importance dans la piraterie. Un lieu presque sacré, même si je sais pas c’que ça veut dire, capital même. On s’est beaucoup battus pour l’avoir et c’est avec honneur qu’on peut dire que cet endroit est à nous.

D’autres pirates hochèrent gravement la tête, alors que l’un d’entre eux pleurait, sans que le matelot puisse dire si c’était là des larmes de douleur ou de joie.

  • La taverne du chat qui ronfle est à nous, conclut le pirate, la main sur le cœur.

Jacquotte ferma les yeux et se massa le sommet du nez du pouce et de l’index.

  • … La taverne du chat qui ronfle nous appartient également, soit… Plus important, il a su retrouver le trésor de Maggy l’introuvable, Il combattit les morts lorsque les trois crânes des fiers forbans furent réunis, un beau bazar qui aurait pu être évité si certains capitaines cupides avaient écouté les conseils qui leurs sont donnés…
  • Désolé de vous interrompre, mais je ne connais pas votre capitaine, bien que j’ai entendu parler de ces évènements, oui.  
  • Tu persistes donc à vouloir me faire croire que tu ne connais pas le seul, l’unique capitaine Paposs Ible ? Je ne te crois pas, c’est impossible !
  • C’est Paposs Ible, Jacquotte, la corrigea le petit pirate, pas capitaine Impossible.
  • Ferme-là, triple buse !
  • En soit, que je le connaisse ou non, le résultat est le même, non ?

Jacquotte le regarda de nouveau, ne sachant quoi dire.

  • C’est vrai, tu n’as pas tort.

D’un coup de spartiate dans le torse, elle l’envoya rejoindre les flots tumultueux qui se trouvaient plus bas, d’où de grandes gueules ouvertes l’attrapèrent.

  • Bon les garçons, c’est l’heure de manger, non ?
  • Ouais ! A table !

Et tous partirent récupérer de quoi manger, avant de s’installer tranquillement pour le dévorer.

Bestiaire : Le dragon des marais

De toutes les créatures qu’il m’ait été donné de voir et d’étudier, je dois dire que la plus perfide et cruelle de toutes est le dragon des marais. Comme leur nom l’indique, on ne les trouve que dans les régions marécageuses, mais ils ne s’agissent pas vraiment de dragons. Comment faire pour les trouver et les identifier si le nom qui leur est donné n’est pas le bon !? s’était exclamé mon ami Emmett. Et je ne peux que lui donner raison ! Il s’agit en réalité de dragons serpents. Ces créatures, dont les plus longues peuvent atteindre jusqu’à une cinquantaine de mètres, passent la majeure partie de leur temps à nager dans les eaux vaseuses des marais. Dans de rares cas, ils sont pourvus de pattes leur permettant de s’accrocher aux rochers ou troncs d’arbres qui jonchent son environnement. Il est d’autant plus rare, et je pèse mes mots, de les voir arborant des appendices utiles au vol, à savoir, des ailes. Mais de ma longue carrière à étudier des créatures de toute taille, je n’en ai jamais vu pourvus de ces appendices.

« C’est une chance ! », clameraient des collègues, pour qui cette capacité à voler serait un don du malin en personne. En effet, il faut connaître les armes en leur possession pour chasser, pour savoir que voler en ferait des créatures de destruction massive. Comme les dragons, ils sont capables de cracher, et c’est ici que le problème devient ingénieusement épineux. Leurs crachats, puisqu’ils sont de types différents, peuvent être de gaz mortel ou d’acide. Vous en conviendrez que c’est un sacré problème ! Fichtre ! Des créatures volantes capables de cracher du gaz provoquant le décès, au-dessus de leurs zones de chasse… Cela revient à imaginer un engin volant, qui serait capable de tuer tout ce qui se trouve dans une zone se trouvant en-dessous, et pouvant s’étaler sur plus de cent mètres de long, lorsque le vent souffle un peu ! Nous sommes vraiment chanceux qu’ils ne sachent pas voler… Oh oui ! À ce jour, je n’ai eu connaissance que d’un seul cas enregistré, dans les archives de la coquette bourgade de Nechilly. Cette dernière abrite une énorme collection de récits draconiques, que je vous recommande chaudement. Mais ce n’est pas le sujet. Parmi ces ouvrages, vous trouverez le journal d’une malheureuse ayant suivi un de ces dragons des marais volants. Son intérêt s’est éveillé peu après l’anéantissement d’un petit village juste à côté du sien, qu’elle ne cite pas. C’est une situation que je comprends. L’inconnu attire autant qu’il effraie, et c’est la raison qui pousse de nombreuses personnes à agir dans la précipitation, voir la panique !

La jeune femme avait alors décidé de suivre la créature dans son élan de carnage. La tâche n’était pas très compliquée, il suffisait de suivre la route de destruction et de morts qu’elle essaimait. Ce qui devenait plus compliqué, c’était de la localiser précisément, sans s’approcher de trop près, au risque de faire à son tour partie des victimes de la faucheuse aux écailles. Afin de couper court aux spéculations, c’est malheureusement ce qui lui arriva. Cela est ce que je pense, ces notes s’interrompant juste après avoir noté qu’elle n’avait plus de nouvelles informations sur le dragon. Elle avait rejoint la très réduite cité de Belinfruit, petite ville côtière asphyxiée par une attaque du dragon. Pendant plus d’une semaine, elle avait pris de nombreuses notes sur les victimes encore présentes, les dégâts provoqués en ville et alentour. Dans la précipitation, ce qui est une erreur, elle a commencé à remuer un peu plus la zone, ne voyant pas la cible de ses recherches se montrer. Son raisonnement était assez correct, ces grandes bêtes se remettant en route environ une semaine après être repues de destruction.

Il ne faut surtout pas chercher à voir un dragon des marais, jamais. Les bébêtes habitant les marais les évitent toutes, bien au courant de la dangerosité que ces dragons représentent. Ils sont capables de se fondre totalement dans le décor, se recouvrant des algues ou de toute autres plantes parvenant à vivre, ou survire dans ces zones hostiles que sont les marais. Ils arrivent ainsi à se faire passer pour un rocher ou un tronc, ou encore à se cacher sous de jolis nénuphars, maisons de nombreux batraciens, comme les rainettes blanches, ou oiseaux, comme les hulottes à houppes cendrées.

Les récits de notre aventurière s’arrêtent soudainement, après avoir repéré ce qui aurait dû lui mettre la puce à l’oreille : un tronc semblant se déplacer. Elle ne devait clairement pas connaître les talents de camouflage de notre énorme reptile, sinon elle aurait pris ses jambes à son cou ! Cette capacité à se camoufler est son arme principale lors de la chasse. Associée avec sa grande aptitude à se déplacer en silence, cela en fait un assassin hors pair. Généralement, une fois sa proie localisée, il se déguise et se déplace pour entourer son pauvre repas, qui a bien souvent la chance de ne pas savoir ce qui lui arrive. Mais lorsque le plat comprend ce qu’il se passe, quelque chose rend le dragon serpent cruel. Pour s’assurer de ne pas perdre sa proie, il va discrètement cracher des nuages de gaz odorant, dont l’objectif est de la diriger là où il le souhaite. Au final, la malheureuse se retrouve dans un nuage de gaz dont elle ne peut s’évader et meurt asphyxiée. Dans le cas où notre dragon des marais crache de l’acide ou du venin, les attaques sont bien plus rapides, à la manière d’un serpent. C’est bien là la raison pour laquelle ils sont appelés “dragon serpent”.

Pour finir, je dirais que la seule et unique fois où j’ai rencontré un de ces monstres, je n’ai eu la vie sauve que grâce à la triste gentillesse d’une génisse éléphante qui passait par là, repas beaucoup plus intéressant qu’un humain. J’en ai profité pour me faufiler hors d’atteinte de ses mâchoires et son acide avant qu’il n’ait fini d’engloutir la pauvre bête.  

Je trouve ces monstres absolument fantastiques, et fascinants. À l’instar des serpents, ils ont réussi à tirer profit de leur corps et à en faire une arme d’une puissance destructrice. Qu’ils frappent violemment leurs victimes de leurs crocs ou les asphyxient, ils ne les ratent que rarement. Associés à leur aisance dans le domaine du camouflage, leur survivre est une chose qui relève de l’impossible, mais qui se faire lorsque le destin vous y aide.