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La nouvelle chabeille14 minutes de lecture (estimée)

Last updated on 24 octobre 2023

Le soleil brillait déjà pleinement en ce matin de début de printemps. Bien que la saison ne fût encore qu’à ses débuts, une douce chaleur, légèrement trop élevée, inondait les étendues vertes de la campagne. La différence entre ville et campagne devenait de plus en plus ténue, la nature reprenant progressivement ce qui lui revenait de droit. Je me souviens que je venais de quitter mon camp pour la nuit, n’abandonnant derrière moi qu’un petit tas de cendres et de nombreuses questions. Il y avait bien longtemps que j’avais arrêté de laisser des larmes, surtout depuis que j’avais croisé la route de Gribouche, ma chabeille. C’est une grosse mémère que j’avais soignée et nourrie il y a… je sais plus combien de temps, trop longtemps. C’était juste après une grosse tempête, le genre de tempête qui bazarde un bon gros tas de flotte et de zef, arrachant beaucoup de branches et de feuilles de leurs arbres ou de leurs fleurs, de bébêtes de leur lieu de vie… Et Gribouche était là, par terre entre quelques arbres, couverte de branches cassées, me lançant un Bzz-Bzz menaçant. Elle ne pouvait pas savoir que je voulais l’aider, son instinct lui disait de se méfier et de se défendre si besoin. En la dégageant de sa couverture naturelle, j’avais tout de suite remarqué que les branches n’étaient pas les seules choses de cassées. Une de ses pattes arrière et une de ses ailes l’étaient également. J’ai su en un instant que je devais l’aider, et je l’ai fait.

Elle ne s’était pas laissée faire, évidemment, mais j’ai progressivement gagné sa confiance. J’avais attendu un long moment au même endroit, le temps qu’elle reprenne du poil de la bête, et tranquillement, elle avait récupéré. Depuis, elle m’accompagne, aussi vite que ses petites pattes et ailes le permettent. Je n’ai nul par où me rendre, alors avancer un peu plus lentement que je ne l’aurai fait sans elle ne me dérange pas. Son allure m’avait d’ailleurs permis d’apprendre à apprécier le monde qui m’entoure, qui nous entoure. Sa diversité, sa simplicité, sa complexité, sa douceur, sa cruauté.

Revenons à notre doux début de printemps. Alors que je suis en train de jurer après avoir violemment perdu face à la gravité, j’entends un son que je connais, mais qui me fait tiquer. C’est une de ces situations dans laquelle vous vivez quelque chose que vous connaissez, mais vous savez que ce n’est pas la même chose. Il y a quelque chose de tellement semblable dans cette différence.

– C’est pas Gribouche ça…, pensés-je

Comme de juste, à cet instant précis, un fort bourdonnement de chabeille se fait entendre, mais ce n’est pas celui de Gribouche. C’est la première que je verrai en dehors de Gribouche ! me suis-je dit, toute contente d’enfin savoir qu’elle n’est pas la dernière de son espèce ! Malheureusement, en me relevant, je pousse un gémissement de douleur qui la fait fuir. Avec un poil de recul, je me demande pour quelle raison elle n’avait pas déjà détalé en m’entendent me vautrer, moi et tout mon matos. La curiosité l’avait peut-être poussée à rester ? Tout ce que j’ai pu voir d’elle fut son petit derrière rond et poilu, noir et jaune, suivi d’assez près de Gribouche. Son départ n’est pas un problème, elle reviendra rapidement. Il lui arrive de temps à autre de prendre son temps pour renifler quelque chose ou chasse. Et certaines fois, je continue ma route sans l’attendre, et elle me rejoint. Pour m’occuper, j’installe le camp pour la nuit, choisissant une petite bute me permettant d’observer le paysage faiblement vallonné autour. Que j’en ai de la chance de pouvoir profiter de ce monde…

Je me perds alors à le contempler. Une douce brise fait onduler les herbes hautes de la vallée en une mer verte, ou les quelques arbres et buissons qui s’y trouvent. Sur l’une des butes ceignant la vallée, un groupe d’abeilles de toutes tailles profite paisiblement du soleil. Je ne peux m’empêcher de rire lorsque l’une d’entre elle éternue, projetant plein de pollen de la fleur qu’elle était en train de butiner. Il n’y a pas un être humain en vue pour venir ruiner ce spectacle parfait. Je soupire en souriant et m’arrache de ma contemplation pour monter le camp et aller chercher du bois pour faire un feu le soir venu. 

Après quelques heures de recherches, et avoir trouvé de quoi manger, me chauffer, ainsi que de quoi laisser mes yeux s’émerveiller, je rentre au camp. Et là, une angoisse me saute à la gorge. Le camp est vide. Dans un monde dans lequel je suis le seul être humain encore en vie, c’est normal, mais si vous avez l’habitude de voyager avec une petite bête et que cette dernière n’est pas là quand vous revenez, vous paniquez. C’est un réflexe naturel. Je me trouve dans cette situation, et je ne sais pas comment gérer la vague, la déferlante qui m’attaque. Je ne peux pourtant pas partir à sa recherche. Le monde est redevenu sauvage depuis que l’humanité n’est plus, et je dois faire attention, en particulier la nuit. En déambulant aveuglément de nuit pour la retrouver, je ne serais qu’une proie pour les prédateurs, bien plus nombreux à présent. J’avais aperçu des ours récemment, et ils sont bien loin de l’image réconfortante des nounours qu’on serre contre soit lorsqu’on a besoin de se rassurer. Tout cela sans s’attarder sur les nouvelles bestioles qui existent maintenant

C’est l’âme en peine, et après m’être forcée à manger un peu, que je me couche. Seule, sous ma tente, sous l’immensité infinie de l’univers, tapissée d’étoile, de galaxies… Cette sensation d’être parmi cet ensemble d’objets célestes tous plus grands et imposants les uns que les autres est écrasante, et grisante aussi. Moi, je suis en vie parmi tout ceci, cette infinité. J’ai la chance de pouvoir voire le monde de mes propres yeux, de le sentir, de le toucher, de manger ce qu’il produit… Dehors, la vie fourmille et j’entends tous ces bruits comme une preuve de sa présence : ça gratte, ça grogne, ça vole… Est-ce qu’elle va bien ? Je m’inquiète pour elle autant, si ce n’est plus, que pour moi. J’espère qu’elle n’a rien. Je n’en ai presque pas dormi, passant mon temps à tourner et virer dans le flot continuel de mon inquiétude.

Au matin, comprenant que je ne gagnerai pas contre l’insomnie provoquée par mes pensées malades, je me lève et sors de la tente après avoir enfilé un manteau bien chaud. Les matins sont encore frisquets et je ne veux pas prendre le risque de tomber malade. Ce que je vois en sortant de la tente me soigne la tête et le cœur en tout cas. Devant moi, le soleil se lève, enflammant la vallée qui coule entre les nombreuses petites butes qui l’entoure. À mon instar, la nature se réveille partout où je porte le regard. De petites fouines qui sortent de leurs terriers, des oiseaux qui grattent la terre humide du matin pour y dénicher des insectes, insectes qui bourdonnent en nombres alors que les fleurs s’ouvrent avec les premiers rayons du soleil. Mais pas son bourdonnement à elle.

Préférant ne pas y penser et ne pas assombrir ma journée, je me suis attaquée à mon déjeuner après avoir fait un rapide brin de toilette. Ce n’est pas une question d’être présentable, mais d’hygiène. De toute façon, je n’ai à être présentable pour personne. Je cherche le plus possible à m’occuper les mains et l’esprit, mais très vite après avoir mangé, je ne peux pas me retenir d’aller la chercher. Sur un coup de tête, et surtout parce que je n’ai pas d’autres idées, je m’aventure entre les buissons par où elle était partie la veille.

Sans sa fuite, je n’aurai pas pu voir combien cet endroit est joli. En bas de la bute sur laquelle j’ai établi mon campement, une petite rivière coule en murmurant quelque chose que je ne comprends pas, ne parlant pas le rivière, mais souhaitant de tout mon cœur savoir quels sont ses mots. Autour, de nombreuses fleurs poussent partout où elles le peuvent, créant un joli désordre. Il est rare de trouver ce genre de lieux, même si l’humanité n’est plus. Certaines voix s’étaient élevées pour dire qu’une fois l’homme disparu, ses traces suivraient progressivement le même chemin, assimilées par la nature. Aujourd’hui, la planète est visiblement dans sa phase d’assimilation. Tout du long de mon voyage vers quelque part, je suis passée par une multitude de paysages qui n’attendent que de passer à autre chose. Les déchets et les infrastructures humaines tiennent encore debout, la plupart n’ayant pas encore commencés à se désagréger ou à tomber en ruines. Cela est ironique en soit, de voir que les immeubles dans lesquels nous vivions et qui étaient fissurés de toute part, ne veulent pas s’effondrer. Pourtant par endroit, de nombreux endroits, la nature commence à se réimposer, perçant le bitume, s’enroulant autour des colonnes de béton, recouvrant les carcasses métalliques des moyens de transports. Cette transition est à la fois déprimante et pleine d’espoir. La planète vient de si loin, mais quoi qu’il arrive, il semblerait qu’elle soit capable de le gérer.    

L’inquiétude qui me tenaille rend les recherches longues, me faisant me demander tous les deux arbres ou buissons passés, quand enfin la retrouverais-je ? Evidemment, plus j’avance, plus mon stress s’amplifie, et plus je trouve le temps long… Pourquoi l’esprit humain est-il fait de cette façon ? Cela ne fait que quelques minutes que je la cherche, et j’ai l’impression que cela fait deux heures que j’angoisse.

Un peu plus loin, entre deux arbres très rapprochés, je marche sur quelque chose de mou, me faisant penser : Tiens c’est bizarre, le sol est mou. Ce qui n’est pas possible. Oui, c’est tout à fait possible, mais pas mou comme ça. En regardant sous mon pied, je vois qu’il s’agit d’une sorte de matière en papier, comme de la cellulose, par endroit très molle, et d’autres assez solide mais friable, dans un gloubi-boulga de couleurs brunes. Cela me rappelle la couleur des nids de frelons, de guêpes ou d’abeilles. Comme il m’est impossible en l’état de savoir du quel de ces insectes il s’agit du nid, mieux vaut être prudente. Surtout que ces insectes avaient connu une belle croissance depuis la fin du monde. Et plus j’avance entre les arbres et les buissons, plus je vois ces bouts de cellulose qui jonchent le sol et la nature, et plus j’appréhende de voir un spécimen venant du dit nid. Je fais attention au moindre bruit, guettant tout bourdonnement. Je ne sais évidemment pas quel insecte bourdonne de quelle façon, ne parlant pas non plus l’abeille, le frelon ou la guêpe, mais cela m’aide à savoir quelle zone éviter.

Je suis vraiment impressionnée par cette zone, préservée de la main de l’homme. La nature y est reine. À la fois silencieuse et tonitruante, calme et impitoyable, simple et époustouflante de beauté.

Et là, entre deux arbres, je les vois. Elles sont trois, drapées de rayons de soleil. La plus grosse est allongée sur le flanc, ronflant lentement et puissamment, soulevant ses larges rayures jaunes et noires régulièrement. De la taille d’une voiture, je ne souhaite clairement pas me retrouver sur son chemin si elle se met à s’énerver. Contre son ventre est couchée Gribouche, somnolant et profitant de la douceur du soleil, au rythme régulier du ronflement. Et roulée en boule contre ma grosse Gribouche, une petite abeille dort paisiblement. Je me suis trompée, ce n’est pas une autre chabeille, mais une abeille qui a perdu son nid que j’avais vu. Les « trucs » que j’ai trouvé par terre sont des morceaux de nid, qui ont été dispersés en tous sens, par je ne sais quoi. Je n’ai pas souvenir d’une tempête ayant eu lieux récemment, je pense donc que c’est quelque chose qui a attaqué le nid. Quelque chose capable de mettre en déroute des bêtes pouvant être plus grosses que des voitures, voire davantage. Le côté rassurant de la chose est qu’elle n’est plus dans la zone. Les abeilles ne seraient pas aussi détendues si c’était le cas. Il est vrai qu’elles ont l’air si paisibles, si détendues. Comme si rien ne pouvait les atteindre, les déranger. Peut-être devrais-je faire comme elles ? Profiter de l’instant présent, profiter du soleil…

Suivant leur exemple, je m’allonge sur le dos, calant ma tête sur ma veste roulée en boule, au soleil, à quelques pas d’elles. Là, avec le soleil baignant mon visage, je me laisse bercer par le ronflement de l’abeille et je les rejoins rapidement dans le pays des rêves. 

 

 

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Pour celles et ceux intrigué(e)s par les chabeilles et les abeilles, allez faire un tour du côté de chez Eupholie, son travail est super cool !

5/5
Published inNouvelles

One Comment

  1. Raymond Raymond

    J adore la rivière qui murmure des mots que je ne comprends pas c est imagé bravo

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